The Project Gutenberg EBook of Germinie Lacerteux
by Edmond de Goncourt and Jules de Goncourt

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Title: Germinie Lacerteux

Author: Edmond de Goncourt and Jules de Goncourt

Release Date: December 11, 2005 [EBook #17285]

Language: French

Character set encoding: ISO-8859-1

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ROMANS

DE

EDMOND ET JULES DE GONCOURT



GERMINIE LACERTEUX





PARIS
G. CHARPENTIER ET Cie, ÉDITEURS
11, RUE DE GRENELLLE, 11

1889




PRÉFACE DE LA PREMIÈRE ÉDITION


Il nous faut demander pardon au public de lui donner ce livre, et
l'avertir de ce qu'il y trouvera.

Le public aime les romans faux: ce roman est un roman vrai.

Il aime les livres qui font semblant d'aller dans le monde: ce livre
vient de la rue.

Il aime les petites oeuvres polissonnes, les mémoires de filles, les
confessions d'alcôves, les saletés érotiques, le scandale qui se
retrousse dans une image aux devantures des libraires: ce qu'il va lire
est sévère et pur. Qu'il ne s'attende point à la photographie décolletée
du Plaisir: l'étude qui suit est la clinique de l'Amour.

Le public aime encore les lectures anodines et consolantes, les
aventures qui finissent bien, les imaginations qui ne dérangent ni sa
digestion ni sa sérénité: ce livre, avec sa triste et violente
distraction, est fait pour contrarier ses habitudes et nuire à son
hygiène.

Pourquoi donc l'avons-nous écrit? Est-ce simplement pour choquer le
public et scandaliser ses goûts?

Non.

Vivant au dix-neuvième siècle, dans un temps de suffrage universel, de
démocratie, de libéralisme, nous nous sommes demandé si ce qu'on appelle
«les basses classes» n'avait pas droit au Roman; si ce monde sous un
monde, le peuple, devait rester sous le coup de l'interdit littéraire et
des dédains d'auteurs qui ont fait jusqu'ici le silence sur l'âme et le
coeur qu'il peut avoir. Nous nous sommes demandé s'il y avait encore,
pour l'écrivain et pour le lecteur, en ces années d'égalité où nous
sommes, des classes indignes, des malheurs trop bas, des drames trop mal
embouchés, des catastrophes d'une terreur trop peu noble. Il nous est
venu la curiosité de savoir si cette forme conventionnelle d'une
littérature oubliée et d'une société disparue, la Tragédie, était
définitivement morte; si, dans un pays sans caste et sans aristocratie
légale, les misères des petits et des pauvres parleraient à l'intérêt,
l'émotion, à la pitié, aussi haut que les misères des grands et des
riches; si, en un mot, les larmes qu'on pleure en bas pourraient faire
pleurer comme celles qu'on pleure en haut.

Ces pensées nous avaient fait oser l'humble roman de _Soeur Philomène_,
en 1861; elles nous font publier aujourd'hui _Germinie Lacerteux_.

Maintenant, que ce livre soit calomnié: peu lui importe. Aujourd'hui que
le Roman s'élargit et grandit, qu'il commence à être la grande forme
sérieuse, passionnée, vivante, de l'étude littéraire et de l'enquête
sociale, qu'il devient, par l'analyse et par la recherche psychologique,
l'Histoire morale contemporaine, aujourd'hui que le Roman s'est imposé
les études et les devoirs de la science, il peut en revendiquer les
libertés et les franchises. Et qu'il cherche l'Art et la Vérité; qu'il
montre des misères bonnes à ne pas laisser oublier aux heureux de Paris;
qu'il fasse voir aux gens du monde ce que les dames de charité ont le
courage de voir, ce que les reines autrefois faisaient toucher de l'oeil
à leurs enfants dans les hospices: la souffrance humaine, présente et
toute vive, qui apprend la charité; que le Roman ait cette religion que
le siècle passé appelait de ce large et vaste nom: _Humanité_;--il lui
suffit de cette conscience: son droit est là.




GERMINIE

LACERTEUX




I.


--Sauvée! vous voilà donc sauvée, mademoiselle! fit avec un cri de joie
la bonne qui venait de fermer la porte sur le médecin, et, se
précipitant vers le lit où était couchée sa maîtresse, elle se mit avec
une frénésie de bonheur et une furie de caresses à embrasser, par-dessus
les couvertures, le pauvre corps tout maigre de la vieille femme, tout
petit dans le lit trop grand comme un corps d'enfant.

La vieille femme lui prit silencieusement la tête dans ses deux mains,
la serra contre son coeur, poussa un soupir, et laissa échapper:--Allons!
il faut donc vivre encore!

Ceci se passait dans une petite chambre dont la fenêtre montrait un
étroit morceau de ciel coupé de trois noirs tuyaux de tôle, des lignes
de toits, et au loin, entre deux maisons qui se touchaient presque, la
branche sans feuilles d'un arbre qu'on ne voyait pas.

Dans la chambre, sur la cheminée, posait dans une boîte d'acajou carrée
une pendule au large cadran, aux gros chiffres, aux heures lourdes. À
côté deux flambeaux, faits de trois cygnes argentés tendant leur col
autour d'un carquois doré, étaient sous verre. Près de la cheminée, un
fauteuil à la Voltaire, recouvert d'une de ces tapisseries à dessin de
damier que font les petites filles et les vieilles femmes, étendait ses
bras vides. Deux petits paysages d'Italie, dans le goût de Berlin, une
aquarelle de fleurs avec une date à l'encre rouge au bas, quelques
miniatures, pendaient accrochés au mur. Sur la commode d'acajou, d'un
style Empire, un Temps en bronze noir et courant, sa faux en avant,
servait de porte-montre à une petite montre au chiffre de diamants sur
émail bleu entouré de perles. Sur le parquet, un tapis flammé allongeait
ses bandes noires et vertes. À la fenêtre et au lit, les rideaux étaient
d'une ancienne perse à dessins rouges sur fond chocolat. À la tête du
lit, un portrait s'inclinait sur la malade, et semblait du regard peser
sur elle. Un homme aux traits durs y était représenté, dont le visage
sortait du haut collet d'un habit de satin vert, et d'une de ces
cravates lâches et flottantes, d'une de ces mousselines mollement nouées
autour des têtes par la mode des premières années de la Révolution. La
vieille femme couchée dans le lit ressemblait à cette figure. Elle avait
les mêmes sourcils épais, noirs, impérieux, le même nez aquilin, les
mêmes lignes nettes de volonté, de résolution, d'énergie. Le portrait
semblait se refléter sur elle comme le visage d'un père sur le visage
d'une fille. Mais chez elle la dureté des traits était adoucie par un
rayon de rude bonté, je ne sais quelle flamme de mâle dévouement et de
charité masculine.

Le jour qui éclairait la chambre était un de ces jours que le printemps
fait, lorsqu'il commence, le soir vers les cinq heures, un jour qui a
des clartés de cristal et des blancheurs d'argent, un jour froid,
virginal et doux, qui s'éteint dans le rose du soleil avec des pâleurs
de limbes. Le ciel était plein de cette lumière d'une nouvelle vie,
adorablement triste comme la terre encore dépouillée, et si tendre
qu'elle pousse le bonheur à pleurer.

--Eh bien! voilà ma bête de Germinie qui pleure? dit au bout d'un
instant la vieille femme en retirant ses mains mouillées sous les
baisers de sa bonne.

--Ah! ma bonne demoiselle, je voudrais toujours pleurer comme ça! c'est
si bon! ça me fait revoir ma pauvre mère... et tout!... si vous saviez!

--Va, va... lui dit sa maîtresse en fermant les yeux pour écouter,
dis-moi ça...

--Ah! ma pauvre mère!... La bonne s'arrêta. Puis, avec le flot de
paroles qui jaillit des larmes heureuses, elle reprit, comme si, dans
l'émotion et l'épanchement de sa joie, toute son enfance refluait à son
coeur:--La pauvre femme! Je la revois la dernière fois qu'elle est
sortie... pour me mener à la messe... un 21 janvier, je me rappelle...
On lisait dans ce temps-là le testament du roi... Ah! elle en a eu des
maux pour moi, maman! Elle avait quarante-deux ans, quand elle a été
pour m'avoir... papa l'a fait assez pleurer! Nous étions déjà trois, et
il n'y avait pas tant de pain à la maison... Et puis il était fier comme
tout... Nous n'aurions eu qu'une cosse de pois, qu'il n'aurait jamais
voulu des secours du curé... Ah! on ne mangeait pas tous les jours du
lard chez nous... Ça ne fait rien: pour tout ça, maman m'aimait un peu
plus, et elle trouvait toujours dans des coins un peu de graisse ou de
fromage pour mettre sur mes tartines... Je n'avais pas cinq ans quand
elle est morte... Ce fut notre malheur à tous. J'avais un grand frère
qui était blanc comme un linge, avec une barbe toute jaune... et bon!
vous n'avez pas d'idée... Tout le monde l'aimait. On lui avait donné des
noms... Les uns l'appelaient Boda, je ne sais pas pourquoi... Les autres
Jésus-Christ... Ah! c'était un ouvrier, celui-là! Il avait beau avoir
une santé de rien du tout... au petit jour il était toujours à son
métier... parce que nous étions tisserands, faut vous dire... et il ne
démarrait pas avec sa navette, jusqu'au soir... Et honnête avec ça, si
vous saviez! On venait de partout lui apporter son fil, et toujours sans
peser... Il était très-ami avec le maître d'école, et c'était lui qui
faisait les sentences au carnaval. Mon père, lui, c'était autre chose:
il travaillait un moment, une heure, comme ça... et puis il s'en allait
dans les champs... et puis quand il rentrait, il nous battait, et
fort... Il était comme fou... on disait que c'était d'être poitrinaire.
Heureusement qu'il y avait là mon frère: il empêchait ma seconde soeur de
me tirer les cheveux, de me faire du mal... parce qu'elle était jalouse.
Il me prenait toujours par la main pour aller voir jouer aux quilles...
Enfin il soutenait à lui seul la maison... Pour ma première communion,
en donna-t-il de ces coups de battant! Ah! il en abattit de l'ouvrage
pour que je fusse comme les autres avec une petite robe blanche où il y
avait un tuyauté, et un petit sac à la main, on portait alors de ça...
Je n'avais pas de bonnet: je m'étais fait, je me souviens, une jolie
couronne avec des faveurs et de la moelle blanche qu'on retire en
écorçant de la canette: il y en a beaucoup chez nous dans les places où
on met rouir le chanvre... Voilà un de mes bons jours ce jour-là... avec
le tirage des cochons à Noël... et les fois où j'allais aider pour
accoler la vigne... c'est au mois de juin, vous savez... Nous en avions
une petite au haut de Saint-Hilaire... Il y eut ces années-là une année
bien dure... vous vous rappelez, mademoiselle?... la grêle de 1828 qui
perdit tout... Ça alla jusqu'à Dijon, et plus loin... on fut obligé de
faire du pain avec du son... Mon frère alors s'abîma de travail... Mon
père, qui était à présent toujours dehors à courir dans les champs, nous
rapportait quelquefois des champignons... C'était de la misère tout de
même... on avait plus souvent faim qu'autre chose... Moi, quand j'étais
dans les champs, je regardais si on ne me voyait pas, je me coulais tout
doucement sur les genoux, et quand j'étais sous une vache, j'ôtais un de
mes sabots, et je me mettais à la traire... Dam! il n'aurait pas fallu
qu'on me prît!... Ma plus grande soeur était en service chez le maire de
Lenclos, et elle envoyait à la maison ses quatre-vingts francs de
gages... c'était toujours autant. La seconde travaillait à la couture
chez les bourgeois; mais ce n'étaient pas les prix d'à présent alors: on
allait de six heures du matin jusqu'à la nuit pour huit sous. Avec ça
elle voulait mettre de côté pour s'habiller à la fête le jour de
Saint-Rémi... Ah! voilà comme on est chez nous: il y en a beaucoup qui
mangent deux pommes de terre par jour pendant six mois pour s'avoir une
robe neuve ce jour-là... Les mauvaises chances nous tombaient de tous
les côtés... Mon père vint à mourir... Il avait fallu vendre un petit
champ et un _homme_ de vigne qui tous les ans nous donnait un tonneau de
vin... Les notaires, ça coûte... Quand mon frère fut malade, il n'y
avait rien à lui donner à boire que du _râpé_ sur lequel on jetait de
l'eau depuis un an... Et puis il n'y avait plus de linge pour le
changer: tous nos draps de l'armoire, où il y avait une croix d'or
dessus, du temps de maman, c'était parti... et la croix aussi...
Là-dessus, avant d'être malade alors, mon frère s'en va à la fête de
Clermont. Il entend dire que ma soeur a fait sa faute avec le maire où
elle était: il tombe sur ceux qui disaient cela... il n'était guère
fort... Eux, ils étaient beaucoup, ils le jetèrent par terre, et quand
il fut par terre, ils lui donnèrent des coups de sabot dans le creux de
l'estomac... On nous le rapporta comme mort... Le médecin le remit
pourtant sur pied, et nous dit qu'il était guéri. Mais il ne fit plus
que traîner... Je voyais qu'il s'en allait, moi, quand il
m'embrassait... Quand il fut mort, le pauvre cher pâlot, il fallut que
Cadet Ballard y mît toutes ses forces pour m'enlever de dessus le corps.
Tout le village, le maire et tout, alla à son enterrement. Ma soeur
n'ayant pu garder sa place chez ce maire à cause des propos qu'il lui
tenait, et étant partie se placer à Paris, mon autre soeur la suivit...
Je me trouvai toute seule... Une cousine de ma mère me prit alors avec
elle à Damblin; mais j'étais toute déplantée là, je passais les nuits
pleurer, et quand je pouvais me sauver, je retournais toujours à notre
maison. Rien que de voir, de l'entrée de notre rue, la vieille vigne
notre porte, ça me faisait un effet! il me poussait des jambes... Les
braves gens qui avaient acheté la maison me gardaient jusqu'à ce qu'on
vînt me chercher: on était toujours sûr de me retrouver là. À la fin, on
écrivit à ma soeur de Paris, que si elle ne me faisait pas venir auprès
d'elle, je pourrais bien ne pas faire de vieux os... Le fait que j'étais
comme de la cire... On me recommanda au conducteur d'une petite voiture
qui allait tous les mois de Langres à Paris; et voilà comme je suis
venue à Paris. J'avais alors quatorze ans... Je me rappelle que, pendant
tout le voyage, je couchai tout habillée, parce que l'on me faisait
coucher dans la chambre commune. En arrivant j'étais couverte de poux...




II.


La vieille femme resta silencieuse: elle comparait sa vie à celle de sa
bonne.

Mlle de Varandeuil était née en 1782. Elle naissait dans un hôtel de la
rue Royale, et Mesdames de France la tenaient sur les fonts baptismaux.
Son père était de l'intimité du comte d'Artois, dans la maison duquel il
avait une charge. Il était de ses chasses et des familiers devant
lesquels, à la messe qui précédait les chasses, celui qui devait être
Charles X pressait l'officiant en lui disant à mi-voix:--«Psit! psit!
curé, avale vite ton bon Dieu!» M. de Varandeuil avait fait un de ces
mariages auxquels son temps était habitué: il avait épousé une façon
d'actrice, une cantatrice qui, sans grand talent, avait réussi au
Concert Spirituel, à côté de Mme Todi, de Mme Ponteuil et de Mlle
Saint-Huberti. La petite fille, née de ce mariage en 1782, était de
pauvre santé, laide avec un grand nez déjà ridicule, le nez de son père,
dans une figure grosse comme le poing. Elle n'avait rien de ce qu'aurait
voulu d'elle la vanité de ses parents. Sur un fiasco qu'elle fit à cinq
ans au forté-piano à un concert donné par sa mère dans son salon, elle
fut reléguée parmi la domesticité. Elle n'approchait qu'une minute, le
matin, sa mère qui se faisait embrasser par elle sous le menton, pour
qu'elle ne dérangeât pas son rouge. Quand la Révolution arrivait, M. de
Varandeuil était, grâce à la protection du comte d'Artois, payeur des
rentes. Mme de Varandeuil voyageait en Italie, où elle s'était fait
envoyer sous le prétexte de soigner sa santé, abandonnant à son mari le
soin de sa fille et d'un tout jeune fils. Les soucis sévères du temps,
les menaces grondant contre l'argent et les familles maniant
l'argent,--M. de Varandeuil avait un frère fermier général,--ne
laissaient guère à ce père très-égoïste et très-sec le loisir de coeur
nécessaire pour s'occuper de ses enfants. Par là-dessus, la gêne
commençait à entrer dans son intérieur. Il quittait la rue Royale et
venait habiter l'hôtel du Petit-Charolais, appartenant à sa mère encore
vivante, qui le laissait s'y établir. Les événements marchaient; on
était au commencement des années de guillotine, lorsqu'un soir, dans la
rue Saint-Antoine, il marchait derrière un colporteur criant le journal
_Aux voleurs! Aux voleurs!_ Le colporteur, selon l'habitude du temps,
faisait l'annonce des articles du numéro: M. de Varandeuil entendit son
nom mêlé à des b... et à des j... f... Il acheta le journal et y lut une
dénonciation révolutionnaire.

Quelque temps après, son frère était arrêté et enfermé à l'hôtel Talaru
avec les autres fermiers généraux. Sa mère, prise de terreur, avait
vendu follement, pour le prix des glaces, l'hôtel du Petit-Charolais où
il logeait: payée en assignats, elle était morte de désespoir devant la
baisse croissante du papier. Heureusement, M. de Varandeuil obtenait des
acquéreurs, qui ne trouvaient pas à louer, la permission d'habiter les
chambres servant autrefois aux gens d'écurie. Il se réfugiait là, sur
les derrières de l'hôtel, dépouillait son nom, affichait à la porte,
selon qu'il était ordonné, son nom patronymique de Roulot, sous lequel
il enterrait le _de Varandeuil_ et l'ancien courtisan du comte d'Artois.
Il y vécut solitaire, effacé, enfoui, cachant sa tête, ne sortant pas,
rasé dans son trou, sans domestique, servi par sa fille et lui laissant
tout faire. La Terreur se passa pour eux dans l'attente, le
tressaillement, l'émotion suspendue de la mort. Tous les soirs, la
petite allait écouter par une lucarne grillée les condamnations du jour,
la _Liste des gagnants à la loterie de sainte Guillotine_. À chaque coup
frappé à la porte, elle allait ouvrir, en croyant qu'on venait prendre
son père pour le mener sur la place de la Révolution, où son oncle avait
été déjà mené. Vint le moment où l'argent, l'argent si rare, ne donna
plus le pain: il fallut l'enlever presque de force à la porte des
boulangers; il fallut le conquérir par des heures passées dans le froid
et le vif des nuits, dans la presse et l'écrasement des foules, faire
queue dès trois heures du matin. Le père ne se souciait pas de se
risquer dans cet amas de peuple. Il avait peur d'être reconnu, de se
compromettre avec une de ces foucades qui auraient échappé n'importe où
à la fougue de son caractère. Puis il reculait devant l'ennui et la
dureté de la corvée. Le petit garçon était encore trop petit, on l'eût
écrasé: ce fut à la fille que revint la charge de gagner chaque jour le
pain des trois bouches. Elle le gagna. Son petit corps maigre perdu dans
un grand gilet de tricot à son père, un bonnet de coton enfoncé
jusqu'aux yeux, les membres serrés pour retenir un reste de chaleur,
elle attendait en grelottant, les yeux meurtris de froid, au milieu des
bousculades et des poussées, jusqu'au moment où la boulangère de la rue
des Francs-Bourgeois lui mettait dans les mains un pain que ses petits
doigts, raides d'onglée, avaient peine à saisir. À la fin, cette pauvre
petite fille qui revenait tous les jours, avec sa figure de souffrance
et sa maigreur qui tremblait, apitoyait la boulangère. Avec la bonté
d'un coeur de peuple, aussitôt que la petite apparaissait dans la longue
queue, elle lui envoyait par son garçon le pain qu'elle venait chercher.
Mais un jour, comme la petite allait le prendre, une femme jalouse du
passe-droit et de la préférence donnait à l'enfant un coup de sabot qui
la retint près d'un mois au lit: Mlle de Varandeuil en porta la marque
toute sa vie.

Pendant ce mois, la famille fût morte de faim, sans une provision de riz
qu'avait eue la bonne idée de faire une de leurs connaissances, la
comtesse d'Auteuil, et qu'elle voulut bien partager avec le père et les
deux enfants.

M. de Varandeuil se sauvait ainsi du Tribunal révolutionnaire, par
l'obscurité d'une vie enterrée. Il y échappait encore par les comptes de
sa place qu'il devait rendre, et qu'il avait eu le bonheur de faire
ajourner et remettre de mois en mois. Puis aussi, il repoussait la
suspicion par des animosités personnelles contre de grands personnages
de la cour, par des haines que beaucoup de serviteurs de princes avaient
puisées auprès des frères du Roi contre la Reine. Toutes les fois qu'il
avait eu occasion de parler de la malheureuse femme, il avait eu des
paroles violentes, amères, injurieuses, d'un accent si passionné et si
sincère qu'elles lui avaient presque donné l'apparence d'un ennemi de la
royauté; en sorte que ceux pour lesquels il n'était que le citoyen
Roulot le regardaient comme un patriote, et que ceux qui le
connaissaient sous son ancien nom, l'excusaient presque d'avoir été ce
qu'il avait été: un noble, l'ami d'un prince du sang, et un homme en
place.

La République en était aux soupers patriotiques, à ces repas de toute
une rue dans la rue, dont Mlle de Varandeuil, dans ses souvenirs
brouillés qui mêlaient leurs terreurs, voyait les tables rue Pavée, le
pied dans le ruisseau de sang de Septembre sorti de la Force! Ce fut
un de ces soupers que M. de Varandeuil eut une invention qui acheva de
lui assurer la vie sauve. Il raconta à deux de ses voisins de table,
chauds patriotes, dont l'un était lié avec Chaumette, qu'il se trouvait
dans un grand embarras, que sa fille n'avait été qu'ondoyée, qu'elle
manquait d'état civil, qu'il serait bien heureux si Chaumette voulait la
faire inscrire sur les registres de la municipalité et l'honorer d'un
nom choisi par lui dans le calendrier républicain de la Grèce ou de
Rome. Chaumette fixait bientôt un rendez-vous à ce père qui était «si
bien à la hauteur,» comme on disait alors. Séance tenante, on faisait
entrer Mlle de Varandeuil dans un cabinet où elle trouvait deux matrones
chargées de s'assurer de son sexe, et auxquelles elle montrait sa
poitrine. On la ramenait alors dans la grande salle des Déclarations, et
là, après une allocution métaphorique, Chaumette la baptisait
_Sempronie_; un nom que l'habitude devait conserver à Mlle de Varandeuil
et qu'elle ne quitta plus.

Un peu couverte et rassurée par là, la famille traversa les terribles
jours qui précédèrent la chute de Robespierre. Enfin arrivait le 9
Thermidor et la délivrance. Mais la pauvreté restait grande et pressante
au logis. On n'avait vécu tout ce dur temps de la Révolution, on
n'allait vivre tout le misérable temps du Directoire qu'avec une
ressource bien inattendue, un argent de Providence envoyé par la Folie.
Les deux enfants et le père n'avaient guère subsisté qu'avec le revenu
de quatre actions du Vaudeville, un placement que M. de Varandeuil avait
eu l'inspiration de faire en 1791 et qui se trouva être la meilleure
affaire de ces années de mort où l'on avait besoin d'oublier la mort
tous les soirs, de ces jours suprêmes où chacun voulait rire de son
dernier rire à la dernière chanson. Bientôt ces actions, se joignant au
recouvrement de quelques créances, donnèrent mieux que du pain à la
famille. La famille sortait alors des combles de l'hôtel du
Petit-Charolais et prenait un petit appartement dans le Marais, rue du
Chaume.

Du reste, rien n'était changé aux habitudes de l'intérieur. La fille
continuait à servir son père et son frère. M. de Varandeuil s'était peu
à peu accoutumé à ne plus voir en elle que la femme de son costume et de
l'ouvrage qu'elle faisait. Les yeux du père ne voulaient plus
reconnaître une fille sous l'habit et les basses occupations de cette
servante. Ce n'était plus quelqu'un de son sang, quelqu'un qui avait
l'honneur de lui appartenir: c'était une domestique qu'il avait là sous
la main; et son égoïsme se fortifiait si bien dans cette dureté et cette
idée, il trouvait tant de commodités à ce service filial, affectueux,
respectueux, et ne coûtant rien, qu'il eut toutes les peines du monde
y renoncer plus tard, quand un peu plus d'argent fit retour à la maison:
il fallut des batailles pour lui faire prendre une bonne qui remplaçât
son enfant et épargnât à la jeune fille les travaux les plus humiliants
de la domesticité.

On était sans nouvelles de Mme de Varandeuil, qui s'était refusée
venir retrouver son mari à Paris pendant les premières années de la
Révolution; bientôt l'on apprenait qu'elle s'était remariée en
Allemagne, en produisant comme l'acte de décès de son mari l'acte de
décès de son beau-frère guillotiné, dont le prénom avait été changé. La
jeune fille grandit donc, abandonnée, sans caresses, sans autre mère
qu'une femme morte à tous les siens et dont son père lui enseignait le
mépris. Son enfance s'était passée dans une anxiété de tous les
instants, dans les privations qui rognent la vie, dans la fatigue d'un
travail épuisant ses forces d'enfant malingre, dans une attente de la
mort qui devenait à la fin une impatience de mourir: il y avait eu des
heures où la tentation était venue à cette fille de treize ans de faire
comme des femmes de ce temps, d'ouvrir la porte de l'hôtel et de crier
dans la rue: Vive le Roi! pour en finir. Sa jeunesse continuait son
enfance avec des ennuis moins tragiques. Elle avait à subir les
violences d'humeur, les exigences, les âpretés, les tempêtes de son
père, un peu matées et contenues jusque-là par le grand orage du temps.
Elle restait vouée aux fatigues et aux humiliations d'une servante. Elle
demeurait comprimée et rabaissée, isolée auprès de son père, écartée de
ses bras, de ses baisers, le coeur gros et douloureux de vouloir aimer et
de n'avoir rien à aimer. Elle commençait à souffrir du vide et du froid
que fait autour d'une femme une jeunesse qui n'attire pas et ne séduit
pas, une jeunesse déshéritée de beauté et de grâce sympathique. Elle se
voyait inspirer une espèce de commisération avec son grand nez, son
teint jaune, sa sécheresse, sa maigreur. Elle se sentait laide et d'une
laideur pauvre dans ses misérables costumes, ses tristes robes de
lainage qu'elle faisait elle-même et dont son père lui payait l'étoffe
en rechignant: elle ne put obtenir de lui une petite pension pour sa
toilette qu'à l'âge de trente-cinq ans.

Que de tristesses, que d'amertumes, que de solitude pour elle, dans
cette vie avec ce vieillard morose, aigri, toujours grondant et
bougonnant au logis, n'ayant d'amabilité que pour le monde, et qui la
laissait tous les soirs pour aller dans les maisons rouvertes sous le
Directoire et au commencement de l'Empire! À peine s'il la sortait de
loin en loin, et quand il la sortait, c'était toujours pour la mener
cet éternel Vaudeville où il avait des loges. Encore sa fille avait-elle
une terreur de ces sorties. Elle tremblait tout le temps qu'elle était
avec lui; elle avait peur de son caractère si violent, du ton que ses
colères avaient gardé de l'ancien régime, de sa facilité à lever sa
canne sur l'insolence de la canaille. Presque chaque fois, c'étaient des
scènes avec le contrôleur, des prises de langue avec des gens du
parterre, des menaces de coups de poing qu'elle arrêtait en faisant
tomber dessus la grille de la loge. Cela continuait dans la rue, jusque
dans le fiacre, avec le cocher qui ne voulait pas rouler pour le prix de
M. de Varandeuil, le laissait attendre une heure, deux heures, sans
marcher, parfois d'impatience dételait et le laissait dans la voiture
avec sa fille qui le suppliait vainement de céder et de payer.

Jugeant que ces plaisirs devaient suffire à Sempronie, jaloux d'ailleurs
de l'avoir toute à lui et toujours sous la main, M. de Varandeuil ne la
laissait se lier avec personne. Il ne l'emmenait pas dans le monde; il
ne la menait chez leurs parents revenus de l'émigration qu'aux jours de
réception officielle et d'assemblée de famille. Il la tenait liée à la
maison: ce fut seulement à quarante ans qu'il la jugea assez grande
personne pour lui donner la permission de sortir seule. Ainsi nulle
amitié, nulle relation pour soutenir la jeune fille: elle n'avait plus
même à côté d'elle son jeune frère parti pour les États-Unis et engagé
au service de la marine américaine.

Le mariage lui était défendu par son père, qui n'admettait pas qu'elle
eût seulement l'idée de se marier, de l'abandonner: tous les partis qui
auraient pu se présenter, il les combattait et les repoussait d'avance,
de façon à ne pas même laisser à sa fille le courage de lui parler, si
jamais une occasion s'offrait à elle.

Cependant nos victoires étaient en train de déménager l'Italie. Les
chefs-d'oeuvre de Rome, de Florence, de Venise, se pressaient à Paris.
L'art italien effaçait tout. Les collectionneurs ne s'honoraient plus
que de tableaux de l'école italienne. L'occasion d'une fortune apparut
là, dans ce mouvement de goût, à M. de Varandeuil. Lui aussi avait été
pris de ce dilettantisme artistique qui fut une des délicates passions
de la noblesse avant la Révolution. Il avait vécu dans la société des
artistes, des curieux; il aimait les tableaux. Il songea à rassembler
une galerie d'italiens et à la vendre. Paris était encore plein des
ventes et des dispersions d'objets d'art faites par la Terreur. M. de
Varandeuil se mit à battre le pavé,--c'était alors le marché des grandes
toiles,--et à chaque pas il trouva; chaque jour, il acheta. Bientôt le
petit appartement s'encombra, à ne pas laisser la place aux meubles, de
vieux tableaux noirs si grands pour la plupart qu'ils ne pouvaient tenir
aux murs avec leurs cadres. Tout cela était baptisé Raphaël, Vinci,
André del Sarte; ce n'étaient que chefs-d'oeuvre devant lesquels le père
tenait souvent sa fille pendant des heures, lui imposait ses
admirations, la lassait de ses extases. Il montait d'épithètes en
épithètes, se grisait, délirait, finissait par croire qu'il était en
marché avec un acheteur idéal, débattait le prix du chef-d'oeuvre,
criait:--Cent mille livres, mon Rosso! oui, monsieur, cent mille
livres!... Sa fille, effrayée de tout l'argent que ces grandes vilaines
choses, où étaient de grands affreux hommes tout nus, prenaient au
ménage, essayait des représentations, voulait arrêter cette ruine: M. de
Varandeuil s'emportait, s'indignait en homme honteux de trouver si peu
de goût dans son sang, lui disait que plus tard ce serait sa fortune,
qu'elle verrait s'il était un imbécile. À la fin, elle le décidait
réaliser. La vente eut lieu: ce fut un désastre, un des plus grands
écroulements d'illusions qu'ait vus la salle vitrée de l'hôtel Bullion.
Blessé à fond, furieux de cet échec qui n'était pas seulement une perte
d'argent, un accroc à sa petite fortune, mais une défaite du
connaisseur, un soufflet donné à ses connaissances sur la joue de ses
Raphaël, M. de Varandeuil déclara à sa fille qu'ils étaient désormais
trop pauvres pour rester à Paris et qu'il fallait aller vivre en
province. Élevée et bercée par un siècle qui formait peu les femmes
l'amour de la campagne, Mlle de Varandeuil essaya vainement de combattre
la résolution de son père: elle fut obligée de le suivre où il voulait
aller et de perdre, en quittant Paris, la société, l'amitié de deux
jeunes parentes auxquelles, dans de trop rares entrevues, elle s'était
demi ouverte et dont elle avait senti le coeur venir à elle comme à une
soeur aînée.

C'était à l'Isle-Adam que M. de Varandeuil louait une petite maison. Il
se trouvait là près d'anciens souvenirs, dans l'air d'une ancienne
petite cour, à proximité de deux ou trois châteaux qui commençaient à se
repeupler et dont il connaissait les maîtres. Puis sur cette terre des
Conti était venu s'établir, depuis la Révolution, un petit monde de gros
bourgeois, de commerçants enrichis. Le nom de M. de Varandeuil sonnait
haut à l'oreille de tous ces braves gens. On le saluait très-bas, on se
disputait l'honneur de l'avoir, on écoutait respectueusement, presque
religieusement, les histoires qu'il contait de l'ancienne société. Et
flatté, caressé, honoré comme un reste de Versailles, il avait le haut
bout et la place d'un seigneur dans ce monde. Quand il dînait chez Mme
Mutel, une ancienne boulangère, riche de quarante mille livres de
rentes, la maîtresse de maison se levait de table, en robe de soie, pour
aller frire elle-même les salsifis: M. de Varandeuil ne les aimait que
de sa façon. Mais ce qui avait décidé avant tout la retraite de M. de
Varandeuil à l'Isle-Adam, ce n'étaient point ces agréments, c'était un
projet. Il y était venu chercher le loisir d'un grand travail. Ce qu'il
n'avait pu faire pour l'honneur et la gloire de l'art italien par sa
collection, il voulait le faire par l'histoire. Il avait appris un peu
d'italien avec sa femme; il se mit en tête de donner la Vie des peintres
de Vasari au public français, de la traduire en se faisant aider par sa
fille qui, toute petite, avait entendu parler italien à la femme de
chambre de sa mère et retenu quelques mots. Il enfonça la jeune fille
dans Vasari, enferma son temps et sa pensée dans les grammaires, les
dictionnaires, les commentateurs, tous les scholiastes de l'art italien,
la tint voûtée sur l'ingrat travail, sur l'ennui et la fatigue de
traduire des mots à tâtons. Tout le livre retomba sur elle; quand il lui
avait taillé sa besogne, la laissant en tête à tête avec les volumes
reliés en vélin blanc, il partait se promener, rendait des visites aux
environs, allait jouer dans un château ou dîner chez les bourgeois de sa
connaissance, auxquels il se plaignait pathétiquement de l'effort et du
labeur que lui coûtait l'énorme entreprise de sa traduction. Il
rentrait, écoutait la lecture du morceau traduit, faisait ses
observations, ses critiques, dérangeait une phrase pour y mettre un
contre-sens que sa fille ôtait quand il était parti; puis il reprenait
sa promenade, ses courses, comme un homme qui a bien gagné sa journée,
portant haut, marchant, son chapeau sous le bras, en fins escarpins,
jouissant de lui-même, du ciel, des arbres, du Dieu de Rousseau, doux
la nature et tendre aux plantes. De temps en temps des impatiences
d'enfant et de vieillard le prenaient: il voulait tant de pages pour le
lendemain, et il forçait sa fille à veiller une partie de la nuit.

Deux ou trois ans se passèrent dans ce travail, où finirent par s'abîmer
les yeux de Sempronie. Elle vivait ensevelie dans le Vasari de son père,
plus seule que jamais, éloignée par une native répugnance hautaine des
bourgeoises de l'Isle-Adam et de leurs façons à la Mme Angot, trop
misérablement vêtue pour aller dans les châteaux. Point de plaisir,
point d'amusement pour elle qui ne fût traversé et tourmenté par les
singularités et les taquineries de son père. Il arrachait les fleurs
qu'elle plantait en cachette dans le jardinet. Il n'y voulait que des
légumes et les cultivait lui-même en débitant de grandes théories
utilitaires, des arguments qui auraient pu servir à la Convention pour
convertir les Tuileries en champ de pommes de terre. Tout ce qu'elle
avait de bon, c'était de loin en loin une semaine pendant laquelle son
père lui accordait la permission de recevoir une de ses deux jeunes
amies, une semaine qui aurait été huit jours de paradis pour Sempronie,
si son père n'en avait empoisonné les joies, les distractions, les
fêtes, avec ses manies toujours menaçantes, ses humeurs toujours armées,
des difficultés à propos d'un rien, d'un flacon d'eau de Cologne que
Sempronie demandait pour la chambre de son amie, d'un entremets pour son
dîner, d'un endroit où elle voulait la mener.

À l'Isle-Adam, M. de Varandeuil avait pris une domestique qui presque
aussitôt était devenue sa maîtresse. De cette liaison un enfant était né
que le père, dans le cynisme de son insouciance, avait l'impudeur de
faire élever sous les yeux de sa fille. Avec les années, cette bonne
avait pris pied dans la maison. Elle finissait par gouverner
l'intérieur, le père et la fille. Un jour arriva où M. de Varandeuil
voulut la faire asseoir à sa table, et la faire servir par Sempronie.
C'en était trop, Mlle de Varandeuil se révolta sous l'outrage et se
redressa de toute la hauteur de son indignation. Sourdement,
silencieusement, dans le malheur, l'isolement, la dureté des choses et
des gens autour d'elle, la jeune fille s'était formée une âme droite et
forte; les larmes l'avaient trempée au lieu de l'amollir. Sous la
docilité et l'humilité filiales, sous l'obéissance passive, sous une
douceur apparente, elle cachait un caractère de fer, une volonté
d'homme, un de ces coeurs que rien ne plie et qui ne fléchissent pas. À
la bassesse que son père exigeait d'elle, elle se releva sa fille,
ramassa toute sa vie, lui en jeta, en un flot de paroles, la honte et le
reproche à la face, et finit en lui disant que si cette femme ne sortait
pas de la maison le soir même, ce serait elle qui en sortirait, et que,
Dieu merci! elle ne serait pas embarrassée de vivre n'importe où, avec
les goûts simples qu'il lui avait donnés. Le père, stupéfait et tout
abasourdi de la révolte, cédait et renvoyait la domestique, mais il
gardait à sa fille une lâche rancune du sacrifice qu'elle lui avait
arraché. Son ressentiment se trahissait en mots aigres, en paroles
agressives, en remerciements ironiques, en sourires d'amertume.
Sempronie le soignait mieux, plus doucement, plus patiemment, pour toute
vengeance. Une dernière épreuve attendait son dévouement; le vieillard
était frappé d'une attaque d'apoplexie qui lui laissait tout un côté du
corps raidi et mort, une jambe boiteuse, l'intelligence endormie avec la
conscience vivante de son malheur et de sa dépendance vis-à-vis de sa
fille. Alors, tout ce qu'il y avait de mauvais au fond de lui s'exaspéra
et se déchaîna. Il eut des férocités d'égoïsme. Sous le tourment de sa
souffrance et de sa faiblesse, il devint une espèce de fou méchant. Mlle
de Varandeuil voua ses jours et ses nuits à ce malade qui semblait lui
en vouloir de ses attentions, être humilié de ses soins comme d'une
générosité et d'un pardon, souffrir au fond de lui de voir toujours
ses côtés, infatigable et prévenante, cette figure du Devoir. Quelle vie
pourtant! Il fallait combattre l'incurable ennui du malheureux, être
toujours à lui tenir compagnie, le promener, le soutenir toute la
journée. Il fallait le faire jouer quand il était à la maison, et ne le
faire ni trop perdre ni trop gagner. Il fallait se disputer avec ses
envies, ses gourmandises, lui retirer les plats, essuyer pour tout ce
qu'il voulait, des plaintes, des reproches, des injures, des larmes, des
désespoirs furieux, les rages d'enfant colère qu'ont les vieux
impotents. Et cela dura dix ans! dix ans, pendant lesquels Mlle de
Varandeuil n'eut d'autre récréation et d'autre soulagement que de
laisser aller les tendresses, les chaleurs d'une affection maternelle,
sur une de ses deux jeunes amies et parentes nouvellement mariée, sa
_poule_, comme elle l'appelait. Le bonheur de Mlle de Varandeuil fut
d'aller tous les quinze jours passer un peu de temps dans l'heureux
ménage. Elle embrassait dans son berceau le joli enfant que le sommeil
embrassait déjà; elle dînait au pas de course; au dessert elle envoyait
chercher une voiture, et se sauvait avec la hâte d'un collégien en
retard. Encore, aux dernières années de la vie de son père, n'eut-elle
plus la permission du dîner: le vieillard n'autorisait plus une si
longue absence et la retenait presque continuellement auprès de lui, en
lui répétant qu'il savait bien que ce n'était pas amusant de garder un
vieil infirme comme lui, mais qu'elle en serait bientôt débarrassée. Il
mourait en 1818, et ne trouvait, avant de mourir, que ces mots pour dire
adieu à celle qui avait été sa fille pendant quarante ans: «Va, je sais
bien que tu ne m'as jamais aimé!»

Deux ans avant la mort de son père, le frère de Sempronie était revenu
d'Amérique. Il en ramenait une femme de couleur qui l'avait soigné et
sauvé de la fièvre jaune, et deux filles déjà grandes qu'il avait eues
de cette femme avant de l'épouser. Tout en ayant les idées de l'ancien
régime sur les noirs, et quoiqu'elle regardât cette femme de couleur
sans instruction, avec son parler nègre, ses rires de bête, sa peau qui
graissait son linge, absolument comme une singesse, Mlle de Varandeuil
avait combattu l'horreur et la résistance de son père à recevoir sa bru;
et c'était elle qui l'avait décidé, dans les derniers jours de sa vie,
laisser son frère lui présenter sa femme. Son père mort, elle songea que
ce ménage était tout ce qui lui restait de famille.

M. de Varandeuil, auquel le comte d'Artois avait fait payer, à la
rentrée des Bourbons, les arrérages de sa place, laissait à peu près dix
mille livres de rentes à ses enfants. Le frère n'avait, avant cette
succession, qu'une pension de quinze cents francs des États-Unis. Mlle
de Varandeuil estima que cinq à six mille livres de rentes ne
suffiraient pas à l'aisance de ce ménage où il y avait deux enfants, et
tout de suite il lui vint la pensée de mettre là sa part de succession.
Elle proposa cet apport le plus naturellement et le plus simplement du
monde. Son frère accepta; et elle vint habiter avec lui un joli petit
appartement du haut de la rue de Clichy, au quatrième d'une des
premières maisons bâties sur le terrain, presque vague encore, où l'air
de la campagne passait gaiement à travers l'ébauche des constructions
blanches. Elle continua là sa vie modeste, ses toilettes humbles, ses
habitudes d'épargne, contente de la plus mauvaise chambre de
l'appartement et ne dépensant pour elle pas plus de dix-huit cents
deux mille francs par an. Mais bientôt une sourde jalousie, lentement
couvée, perçait chez la mulâtresse. Elle prenait ombrage de cette amitié
du frère et de la soeur, qui semblait lui retirer son mari des bras. Elle
souffrait de cette communion que faisaient entre eux la parole,
l'esprit, le souvenir; elle souffrait de ces causeries auxquelles elle
ne pouvait se mêler, de ce qu'elle entendait dans leurs voix sans le
comprendre. Le sentiment de son infériorité lui mettait au coeur les
colères et le feu des haines qui brûlent sous le tropique. Elle prit ses
enfants pour se venger, les poussa, les excita, les aiguillonna contre
sa belle-soeur. Elle les encouragea à en rire, à s'en moquer. Elle
applaudit à cette mauvaise petite intelligence d'enfants chez qui
l'observation commence par la méchanceté. Une fois lâchées, elle les
laissa rire de tous les ridicules de leur tante, de son physique, de son
nez, de ses toilettes dont la misère pourtant faisait leur élégance,
toutes deux. Ainsi dressées et soutenues, les petites arrivèrent vite
l'insolence. Mlle de Varandeuil avait la vivacité de sa bonté. Chez
elle, la main appartenait, aussi bien que le coeur, au premier mouvement.
Puis sur la manière d'élever les enfants, elle pensait comme son temps.
Elle toléra bien sans rien dire deux ou trois impertinences, mais, à la
quatrième, elle empoigna la rieuse et, lui troussant les jupes, elle lui
donna, malgré ses douze ans, la plus belle fessée qu'elle eut jamais
reçue. La mulâtresse jeta les hauts cris, dit à sa belle-soeur qu'elle
avait toujours détesté ses enfants, qu'elle voulait les lui tuer. Le
frère s'interposa entre les deux femmes et parvint à les rapatrier tant
bien que mal. Mais il arriva de nouvelles scènes où les petites filles,
enragées contre la femme qui faisait pleurer leur mère, torturèrent leur
tante avec des raffinements d'enfants terribles mêlés à des cruautés de
petites sauvagesses. Après plusieurs replâtrages, il fallut se séparer.
Mlle de Varandeuil se décida à quitter son frère qu'elle voyait trop
malheureux dans ce tiraillement journalier de ses plus chères
affections. Elle le laissa à sa femme, à ses enfants. Cette séparation
fut un des grands déchirements de sa vie. Elle qui était si forte contre
l'émotion, si concentrée, et que l'on voyait mettre comme un orgueil
souffrir, manqua faiblir quand il lui fallut quitter cet appartement où
elle avait rêvé un peu de bonheur dans son petit coin à côté du bonheur
des autres: ses dernières larmes lui montèrent aux yeux.

Elle ne s'éloigna pas trop, pour être encore à la portée de son frère,
le soigner s'il était malade, le voir, le rencontrer. Mais il lui
restait un vide au coeur et dans la vie. Elle avait commencé à voir sa
famille, depuis la mort de son père: elle s'en rapprocha, laissa revenir
à elle les parents que la Restauration remettait en haute et puissante
position, alla à ceux que le nouveau pouvoir laissait petits et pauvres.
Mais surtout elle revint à sa chère _poule_ et à une autre petite
cousine, mariée elle aussi, et devenue la belle-soeur de la _poule_. Son
existence alors, avec ses relations, se régla singulièrement. Jamais
Mlle de Varandeuil n'allait dans le monde, en soirée, au spectacle. Il
fallut l'éclatant succès de Mlle Rachel pour la décider à mettre les
pieds dans un théâtre; encore ne s'y risqua-t-elle que deux fois. Jamais
elle n'acceptait un grand dîner. Mais il y avait deux ou trois maisons
où, comme chez la _poule_, elle s'invitait à l'improviste quand il n'y
avait personne. «Bichette, disait-elle sans façon, ton mari et toi, vous
ne faites rien ce soir? Je reste à manger votre fricot.» À huit heures
régulièrement, elle se levait; et quand le mari prenait son chapeau pour
la reconduire, elle le lui faisait tomber des mains avec un: «Allons
donc! mon cher, une vieille bique comme moi!... Mais c'est moi qui fais
peur aux hommes dans la rue...» Et puis on restait dix jours, quinze
jours sans la voir. Mais arrivait-il un malheur, une nouvelle de mort,
une tristesse dans la maison; un enfant tombait-il malade, Mlle de
Varandeuil l'apprenait toujours à la minute, on ne savait d'où; elle
arrivait en dépit de tout, du temps et de l'heure, donnait un grand coup
de sonnette à elle,--on avait fini par l'appeler «le coup de sonnette de
la cousine,»--et en une minute débarrassée de son parapluie qui ne la
quittait pas, dépêtrée de ses socques, son chapeau jeté sur une chaise,
elle était toute à ceux qui avaient besoin d'elle. Elle écoutait, elle
parlait, elle relevait les courages avec je ne sais quel accent martial,
une langue énergique à la façon des consolations militaires et chaude
comme un cordial. Si c'était un petit qui n'allait pas bien, elle
arrivait droit à son lit, riait à l'enfant qui n'avait plus peur,
bousculait le père et la mère, allait, venait, ordonnait, prenait la
direction de tout, maniait les sangsues, arrangeait les cataplasmes,
ramenait l'espérance, la gaieté, la santé au pas de charge. Dans toute
sa famille, la vieille demoiselle tombait ainsi providentiellement,
soudainement, aux jours de peine, d'ennui, de chagrin. On ne la voyait
que quand il fallait ses mains pour guérir, son dévouement pour
consoler. C'était une femme impersonnelle pour ainsi dire à force de
coeur, une femme qui ne s'appartenait point: Dieu ne semblait l'avoir
faite que pour la donner aux autres. Son éternelle robe noire qu'elle
s'obstinait à porter, son châle usé et reteint, son chapeau ridicule, sa
pauvreté de mise était pour elle le moyen d'être, avec sa petite
fortune, riche à faire le bien, dépensière en charités, la poche
toujours pleine pour donner aux pauvres, non de l'argent, elle craignait
le cabaret, mais un pain de quatre livres qu'elle leur payait chez le
boulanger. Et puis avec cette misère-là, elle se donnait encore son plus
grand luxe: la joie des enfants de ses amies qu'elle comblait
d'étrennes, de cadeaux, de surprises, de plaisirs. Y en avait-il un par
exemple que sa mère, absente de Paris, avait laissé à la pension, par un
beau dimanche d'été, et le gamin, de dépit, s'était-il fait mettre en
retenue? Il était tout étonné de voir au coup de neuf heures déboucher
dans la cour la cousine, la cousine agrafant encore la dernière agrafe
de sa robe, tant elle s'était pressée. Et quelle désolation en la
voyant!--Ma cousine, disait-il piteusement avec une de ces rages où l'on
a à la fois l'envie de pleurer et de tuer son pion, c'est... c'est que
je suis en retenue...--En retenue? Ah! bien oui, en retenue! Et tu crois
que je me serai décarcassée comme ça... Est-ce qu'il se fiche de moi,
ton maître de pension? Où est-il ce magot-là que je lui parle? Tu vas
t'habiller en attendant... Et vite. Et l'enfant n'osait encore espérer
qu'une femme aussi mal mise eût la puissance de faire lever une retenue,
quand il se sentait pris par le bras: c'était la cousine qui l'enlevait,
le jetait en voiture, tout étourdi et confondu de joie, et l'emmenait au
bois de Boulogne. Elle l'y faisait promener à âne toute la journée, en
poussant la bête avec une branche cassée, et en criant: Hue! Puis, après
un bon dîner chez Borne, elle le ramenait, et sous la porte cochère de
la pension, en l'embrassant, elle lui mettait dans la main une large
pièce de cent sous.

Étrange vieille fille! Les épreuves de toute son existence, le mal de
vivre, les éternelles souffrances de son corps, une si longue torture
physique et morale l'avaient comme détachée et mise au-dessus de la vie.
Son éducation, ce qu'elle avait vu, le spectacle de l'extrémité des
choses, la Révolution l'avait formée au dédain des misères humaines. Et
cette vieille femme à laquelle ne restait que le souffle, s'était élevée
à une sereine philosophie, à un stoïcisme mâle, hautain, presque
ironique. Quelquefois elle commençait à s'emporter contre une douleur un
peu trop vive; puis brusquement, au milieu de sa plainte, elle se jetait
à elle-même un mot de colère et de raillerie sur lequel sa figure même
s'apaisait. Elle était gaie d'une gaieté de source, jaillissante et
profonde, la gaieté des dévouements qui ont tout vu, du vieux soldat ou
de la vieille soeur d'hôpital. Excellemment bonne, quelque chose pourtant
manquait à sa bonté: le pardon. Jamais elle n'avait pu fléchir ni plier
son caractère jusque-là. Un froissement, un mauvais procédé, un rien qui
atteignait son coeur, la blessait pour toujours. Elle n'oubliait pas. Le
temps, la mort même ne désarmait pas sa mémoire.

De religion, elle n'en avait pas. Née à une époque où la femme s'en
passait, elle avait grandi dans un temps où il n'y avait plus d'église.
La messe n'existait pas, quand elle était jeune fille. Rien ne lui avait
donné l'habitude ni le besoin de Dieu; et elle avait toujours gardé pour
les prêtres une espèce de répugnance haineuse qui devait tenir à quelque
secrète histoire de famille dont elle ne parlait jamais. Pour toute foi,
toute force et toute piété, elle avait l'orgueil de sa conscience; elle
jugeait qu'il suffisait de tenir à l'estime de soi-même, pour bien faire
et ne jamais faillir. Elle était tout entière formée ainsi
singulièrement par les deux siècles ou elle avait vécu, mélangée de l'un
et de l'autre, trempée aux deux courants de l'ancien régime et de la
Révolution. Depuis Louis XVI qui n'était pas monté à cheval au 10 août,
elle n'estimait plus les rois; mais elle détestait la canaille. Elle
voulait l'égalité, et elle avait horreur des parvenus. Elle était
républicaine et aristocrate, mêlait le scepticisme aux préjugés,
l'horreur de 93 qu'elle avait vu aux vagues et généreuses idées
d'humanité qui l'avaient bercée.

Ses dehors étaient tout masculins. Elle avait la voix brusque, la parole
franche, la langue des vieilles femmes du dix-huitième siècle, relevée
d'un accent de peuple, une élocution à elle, garçonnière et colorée,
passant par-dessus la pudeur des mots et hardie à appeler les choses par
leur nom cru.

Cependant, les années passaient emportant la Restauration et la
monarchie de Louis-Philippe. Elle voyait, un à un, tous ceux qu'elle
avait aimés s'en aller, toute sa famille prendre le chemin du cimetière.
La solitude se faisait autour d'elle, et elle restait étonnée et triste
que la mort l'oubliât, elle qui y aurait si peu résisté, elle déjà tout
inclinée vers la tombe, et obligée de baisser son coeur vers les petits
enfants amenés à elle par les fils et les filles des amies qu'elle avait
perdues. Son frère était mort. Sa chère _poule_ n'était plus. La
belle-soeur de la _poule_ seule lui restait. Mais c'était une existence
qui tremblait, prête à s'envoler. Foudroyée par la mort d'un enfant
attendu pendant des années, la pauvre femme se mourait de la poitrine.
Mlle de Varandeuil se chambra avec elle tous les jours, de midi à six
heures, pendant quatre ans. Elle vécut à côté d'elle, tout ce temps,
dans l'air renfermé et l'odeur des fumigations. Sans se laisser arrêter
une heure par la goutte, les rhumatismes, elle apporta son temps, sa vie
à cette agonie si douce qui regardait le ciel où sont les enfants morts.
Et quand au cimetière Mlle de Varandeuil eut baisé le cercueil de la
morte pour l'embrasser une dernière fois, il lui sembla qu'il n'y avait
plus personne autour d'elle et qu'elle était toute seule sur la terre.

De ce jour, cédant aux infirmités qu'elle n'avait plus de raison pour
secouer, elle s'était mise à vivre de la vie étroite et renfermée des
vieillards qui usent à la même place le tapis de leur chambre, ne
sortant plus, ne lisant plus guère à cause de la fatigue de ses yeux, et
restant le plus souvent enfoncée dans son fauteuil à revoir et à revivre
le passé. Elle gardait des journées la même position, les yeux ouverts
et rêvant, loin d'elle-même, loin de la chambre et de l'appartement,
allant où ses souvenirs la menaient, à des visages lointains, à des
lieux effacés, à des têtes chéries et pâles, perdue dans une somnolence
solennelle que Germinie respectait en disant:--Mademoiselle est dans ses
réflexions...

Un jour pourtant toutes les semaines, elle sortait. C'était même pour
cette sortie, pour être plus près de l'endroit où elle voulait aller ce
jour-là, qu'elle avait quitté son appartement de la rue Taitbout et
qu'elle était venue se loger rue de Laval. Un jour chaque semaine, sans
que rien pût l'en empêcher, même la maladie, elle allait au cimetière
Montmartre, là où reposaient son père, son frère, les femmes qu'elle
regrettait, tous ceux qui avaient fini de souffrir avant elle. Des morts
et de la Mort, elle avait un culte presque antique. La tombe lui était
sacrée, chère, et amie. Elle aimait, pour l'attendre et être prête à son
corps, la terre d'espérance et de délivrance où dormaient les siens. Ce
jour-là, elle partait de bonne heure avec sa bonne qui lui donnait le
bras et portait un pliant. Près du cimetière, elle entrait chez une
marchande de couronnes qui la connaissait depuis de longues années, et
qui l'hiver lui apportait sa chaufferette sous les pieds. Là, elle se
reposait quelques instants; puis, chargeant Germinie de couronnes
d'immortelles, elle passait la porte du cimetière, prenait l'allée
gauche du cèdre de l'entrée, et faisait lentement son pèlerinage de
tombe en tombe. Elle jetait les fleurs flétries, balayait les feuilles
mortes, nouait les couronnes, s'asseyait sur son pliant, regardait,
songeait, détachait du bout de son ombrelle, distraitement, une
moisissure de mousse sur la pierre plate. Puis elle se levait, se
retournait comme pour dire à revoir à la tombe qu'elle quittait, allait
plus loin, s'arrêtait encore, causait tout bas, comme elle avait déj
fait, avec ce qui dormait de son coeur sous cette pierre; et sa visite
ainsi faite à tous les morts de ses affections, elle revenait lentement,
religieusement, s'enveloppant de silence et comme ayant peur de parler.




III.


Dans sa rêverie, Mlle de Varandeuil avait fermé les yeux.

La parole de la bonne s'arrêta, et le reste de sa vie, qui était sur ses
lèvres ce soir-là, rentra dans son coeur.

La fin de son histoire était ceci.

Lorsque la petite Germinie Lacerteux était arrivée à Paris, n'ayant pas
encore quinze ans, ses soeurs, pressées de lui voir gagner sa vie et de
lui mettre son pain à la main, l'avaient placée dans un petit café du
boulevard où elle servait à la fois de femme de chambre à la maîtresse
du café et d'aide aux garçons pour les gros ouvrages de l'établissement.
L'enfant, sortie de son village et tombée là brusquement, se trouva
dépaysée, tout effarouchée dans cette place, dans ce service. Elle
sentait le premier instinct de ses pudeurs et la femme qu'elle allait
être frissonner à ce contact perpétuel avec les garçons, à cette
communauté de travail, de repas, d'existence avec des hommes; et chaque
fois qu'elle avait une sortie et qu'elle allait chez ses soeurs,
c'étaient des pleurs, des désespoirs, des scènes où, sans se plaindre
précisément de rien, elle montrait comme une terreur de rentrer, disant
qu'elle ne voulait plus rester là, qu'elle s'y déplaisait, qu'elle
aimait mieux retourner chez eux. On lui répondait qu'elle avait déj
coûté assez d'argent pour venir, que c'étaient des caprices, qu'elle
était très-bien où elle était, et on la renvoyait au café tout en
larmes. Elle n'osait dire tout ce qu'elle souffrait à côté de ces
garçons de café, effrontés, blagueurs, cyniques, nourris de restes de
débauche, salis de tous les vices qu'ils servent, et mêlant au fond
d'eux les pourritures d'un _arlequin_ d'orgie. À toute heure, elle avait
à subir les lâches plaisanteries, les mystifications cruelles, les
méchancetés de ces hommes heureux d'avoir leur petit martyr dans cette
petite fillette sauvage, ne sachant rien, l'air malingre et opprimé,
peureuse et ombrageuse, maigre et pitoyablement vêtue de ses mauvaises
petites robes de campagne. Étourdie, comme assommée sous ce supplice de
toutes les heures, elle devint leur souffre-douleur. Ils

se jouaient de ses ignorances, ils la trompaient et l'abusaient par des
farces, ils l'accablaient sous la fatigue, ils l'hébétaient de risées
continues et impitoyables qui poussaient presque à l'imbécillité cette
intelligence ahurie. Puis encore ils la faisaient rougir de choses
qu'ils lui disaient et dont elle se sentait honteuse, sans les
comprendre. Ils touchaient avec des demi-mots d'ordure à la naïveté de
ses quatorze ans. Et ils s'amusaient à mettre les yeux de sa curiosité
d'enfant à la serrure des cabinets.

La petite voulait se confier à ses soeurs, elle n'osait. Comme, avec la
nourriture, il lui venait un peu de chair au corps, un peu de couleur
aux joues, une apparence de femme, les libertés augmentaient et
s'enhardissaient. Il y avait des familiarités, des gestes, des
approches, auxquels elle échappait et dont elle se sauvait pure, mais
qui altéraient sa candeur en effleurant son innocence. Rudoyée, grondée,
brutalisée par le maître de l'établissement, habitué à abuser de ses
bonnes, et qui lui en voulait de n'avoir ni l'âge ni l'étoffe d'une
maîtresse, elle ne trouvait un peu d'appui, un peu d'humanité qu'auprès
de sa femme. Elle se mit à aimer cette femme avec une sorte de
dévouement animal et à lui obéir avec des docilités de chien. Elle
faisait toutes ses commissions, sans réflexion ni conscience. Elle
allait porter ses lettres à ses amants, et elle était adroite à les
porter. Elle se faisait agile, leste, ingénument rusée, pour passer,
glisser, filer entre les soupçons éveillés du mari, et sans trop savoir
ce qu'elle faisait, ce qu'elle cachait, elle avait une méchante petite
joie d'enfant et de singe à se dire vaguement qu'elle faisait un peu de
mal à cet homme et à cette maison qui lui en faisaient tant. Il se
trouvait aussi parmi ses camarades un vieux garçon du nom de Joseph qui
la défendait, la prévenait des méchants tours complotés contre elle, et
arrêtait, quand elle était là, les conversations trop libres avec
l'autorité de ses cheveux blancs et d'un intérêt paternel. Cependant
l'horreur de cette maison croissait chaque jour pour Germinie. Une
semaine ses soeurs furent obligées de la ramener de force au café.

À quelques jours de là, comme il y avait une grande revue au Champ de
Mars, les garçons eurent congé pour la journée. Il ne resta que Germinie
et le vieux Joseph. Joseph était occupé dans une petite pièce noire
ranger du linge sale. Il dit à Germinie de venir l'aider. Elle entra,
cria, tomba, pleura, supplia, lutta, appela désespérément... La maison
vide resta sourde.

Revenue à elle, Germinie courut s'enfermer dans sa chambre. On ne la
revit plus de la journée. Le lendemain, quand Joseph voulut lui parler
et s'avança vers elle, elle eut un recul de terreur, un geste égaré, une
épouvante de folle. Longtemps toutes les fois qu'un homme s'approchait
d'elle, elle se retirait involontairement d'un premier mouvement
brusque, frémissant et nerveux, comme frappée de la peur d'une bête
éperdue qui cherche par où se sauver. Joseph, qui craignait qu'elle ne
le dénonçât, se laissa tenir à distance et respecta l'affreux dégoût
qu'elle lui montrait.

Elle devint grosse. Un dimanche, elle avait été passer la soirée chez sa
soeur la portière; après des vomissements, elle se trouva mal. Un
médecin, locataire de la maison, prenait sa clef dans la loge: les deux
soeurs apprirent par lui la position de leur cadette. Les révoltes
d'orgueil intraitables et brutales qu'a l'honneur du peuple, les
sévérités implacables de la dévotion, éclatèrent chez les deux femmes en
colères indignées. Leur confusion se tourna en rage. Germinie reprit
connaissance sous leurs coups, sous leurs injures, sous les blessures de
leurs mains, sous les outrages de leur bouche. Il y avait là son
beau-frère, qui ne lui pardonnait pas l'argent qu'avait coûté son voyage
et qui la regardait d'un air goguenard avec une joie sournoise et féroce
d'Auvergnat, avec un rire qui mit aux joues de la jeune fille plus de
rouge encore que les soufflets de ses soeurs.

Elle reçut les coups, elle ne repoussa pas les injures. Elle ne chercha
ni à se défendre, ni à s'excuser. Elle ne raconta point comment les
choses s'étaient passées, et combien peu il y avait de sa volonté dans
son malheur. Elle resta muette: elle avait une vague espérance qu'on la
tuerait. Sa soeur aînée lui demandant s'il n'y avait pas eu de violence,
lui disant qu'il y avait des commissaires de police, des tribunaux, elle
ferma les yeux devant l'idée horrible d'étaler sa honte. Un instant
seulement, lorsque le souvenir de sa mère lui fut jeté à la face, elle
eut un regard, un éclair des yeux dont les deux femmes se sentirent la
conscience traversée: elles se souvinrent que c'étaient elles qui
l'avaient placée, retenue dans cette place, exposée, presque forcée à sa
faute.

Le soir même, la plus jeune soeur de Germinie l'emmenait dans la rue
Saint-Martin, chez une repriseuse de cachemires, avec laquelle elle
logeait, et qui, presque folle de religion était porte-bannière d'une
confrérie de la Vierge. Elle la mit à coucher avec elle, par terre, sur
un matelas, et l'ayant là toute la nuit sous la main, elle soulagea sur
elle ses longues et venimeuses jalousies, le ressentiment des
préférences, des caresses données à Germinie par sa mère, par son père.
Ce furent mille petits supplices, des méchancetés brutales ou
hypocrites, des coups de pied dont elle lui meurtrissait les jambes, des
avancements de corps avec lesquels peu à peu elle poussait sa compagne
de lit, par le froid de l'hiver, sur le carreau de la chambre sans feu.
Dans la journée, la repriseuse s'emparait de Germinie, la catéchisait,
la sermonnait et lui faisait, avec le détail des supplices de l'autre
vie, une épouvantable peur matérielle de l'enfer dont elle lui faisait
toucher les flammes.

Elle vécut là quatre mois, enfermée, sans qu'on lui permît de sortir. Au
bout de quatre mois, elle accouchait d'un enfant mort. Quand elle fut
rétablie, elle entra chez une épileuse de la rue Laffitte, et elle y
eut, les premiers jours, la joie d'une sortie de prison.

Deux ou trois fois, dans ses courses, elle rencontra le vieux Joseph qui
voulait l'épouser, courait après elle; elle se sauva de lui: le
vieillard ne sut jamais qu'il avait été père.

Cependant, dans sa nouvelle place, Germinie dépérissait. La maison où on
l'avait prise pour bonne à tout faire, était ce que les domestiques
appellent «une baraque». Gaspilleuse et mangeuse, sans ordre et sans
argent, comme il arrive aux femmes dans les commerces de hasard et les
métiers problématiques de Paris, l'épileuse, presque toujours entre une
saisie et une partie, ne s'occupait guère de la façon dont se
nourrissait sa petite bonne. Elle partait souvent pour toute la journée
sans lui laisser de quoi dîner. La petite se rassasiait tant bien que
mal de crudités quelconques, de salades, des choses vinaigrées qui
trompent l'appétit des jeunes femmes, de charbon même qu'elle grignotait
avec les goûts dépravés et les caprices d'estomac de son âge et de son
sexe. Ce régime, au sortir d'une couche, dans un état de santé mal
raffermi et demandant des fortifiants, maigrissait, épuisait, minait la
jeune fille. Elle arrivait à faire peur. Son teint devenait de ce blanc
qui paraît verdir au plein jour. Ses yeux gonflés se cernaient d'une
grande ombre bleuâtre. Ses lèvres décolorées prenaient un ton de
violettes fanées. Elle était essoufflée pour la moindre montée, et l'on
souffrait auprès d'elle de cette incessante vibration qui s'échappait
des artères de sa gorge. Les pieds lents, le corps affaissé, elle allait
en se traînant, comme trop faible et pliant sous la vie. Les facultés et
les sens à demi sommeillants, elle s'évanouissait pour un rien, pour la
fatigue de peigner sa maîtresse.

Elle s'éteignait là tout doucement, quand sa soeur lui trouvait une autre
place, chez un ancien acteur, un comique retiré, vivant de l'argent que
lui avait apporté le rire de tout Paris. Le brave homme était vieux, et
n'avait jamais eu d'enfant. Il prit en pitié la misérable fille,
s'occupa d'elle, la soigna, la choya. Il la menait à la campagne. Il se
promenait avec elle, sur les boulevards, au soleil, et se sentait mieux
réchauffé à son bras. Il était heureux de la voir gaie. Souvent, pour
l'amuser, il décrochait de sa garde-robe un costume à demi mangé, et
tâchait de retrouver un bout de rôle qu'il ne se rappelait plus. Rien
que la vue de cette petite bonne, son bonnet blanc, était un rayon de
jeunesse qui lui revenait. La vieillesse du Jocrisse s'appuyait sur elle
avec la camaraderie, les plaisirs et les enfances d'un coeur de
grand-père. Mais il mourait au bout de quelques mois; et Germinie
retombait à servir des femmes entretenues, des maîtresses de pensionnat,
des boutiquières de passage, quand la mort subite d'une bonne la faisait
entrer chez Mlle de Varandeuil, logée alors rue Taitbout, dans la maison
dont sa soeur était portière.




IV.


Ceux qui voient la fin de la religion catholique dans le temps où nous
sommes, ne savent pas quelles racines puissantes et infinies elle pousse
encore dans les profondeurs du peuple. Ils ne savent pas les enlacements
secrets et délicats qu'elle a pour la femme du peuple. Ils ne savent pas
ce qu'est la confession, ce qu'est le confesseur pour ces pauvres âmes
de pauvres femmes. Dans le prêtre qui l'écoute et dont la voix lui
arrive doucement, la femme de travail et de peine voit moins le ministre
de Dieu, le juge de ses péchés, l'arbitre de son salut, que le confident
de ses chagrins et l'ami de ses misères. Si grossière qu'elle soit, il y
a toujours en elle un peu du fond de la femme, ce je ne sais quoi de
fiévreux, de frissonnant, de sensitif et de blessé, une inquiétude et
comme une aspiration de malade qui appelle les caresses de la parole
ainsi que les bobos d'un enfant demandent le chantonnement d'une
nourrice. Il lui faut, aussi bien qu'à la femme du monde, des
soulagements d'expansion, de confidence, d'effusion. Car il est de la
nature de son sexe de vouloir se répandre et s'appuyer. Il existe en
elle des choses qu'elle a besoin de dire et sur lesquelles elle voudrait
être interrogée, plainte, consolée. Elle rêve, pour des sentiments
cachés et dont elle a la pudeur, un intérêt apitoyé, une sympathie. Que
ses maîtres soient les meilleurs, les plus familiers, les plus
rapprochés même, de la femme qui les sert: ils n'auront pour elle que
les bontés qu'on laisse tomber sur un animal domestique. Ils
s'inquiéteront de la façon dont elle mange, dont elle se porte; ils
soigneront la bête en elle, et ce sera tout. Ils n'imagineront pas
qu'elle ait une autre place pour souffrir que son corps; et ils ne lui
supposeront pas les malaises d'âme, les mélancolies et les douleurs
immatérielles dont ils se soulagent par la confidence à leurs égaux.
Pour eux, cette femme qui balaye et fait la cuisine n'a pas d'idées
capables de la faire triste ou songeuse; et ils ne lui parlent jamais de
ses pensées. À qui donc les portera-t-elle? Au prêtre qui les attend,
les demande, et les accueille, à l'homme d'église qui est un homme du
monde, un supérieur, un monsieur bien élevé, savant, parlant bien,
toujours doux, accessible, patient, attentif et ne semblant rien
mépriser de l'âme la plus humble, de la pénitente la plus mal mise.
Seul, le prêtre est l'écouteur de la femme en bonnet. Seul, il
s'inquiète de ses souffrances secrètes, de ce qui la trouble, de ce qui
l'agite, de ce qui fait passer tout à coup dans une bonne, aussi bien
que dans sa maîtresse, une envie de pleurer ou des lourdeurs d'orage. Il
est seul à solliciter ses épanchements, à tirer d'elle ce que l'ironie
de chaque jour y refoule, à s'occuper de sa santé morale; le seul qui
l'élève au-dessus de sa vie de matière, le seul qui la touche avec des
mots d'attendrissement, de charité, d'espérance,--des mots du ciel tels
qu'elle n'en a jamais entendus dans la bouche des hommes de sa famille
et des mâles de sa classe.

Entrée chez Mlle de Varandeuil, Germinie tomba dans une dévotion
profonde et n'aima plus que l'église. Elle s'abandonna peu à peu à cette
douceur de la confession, à cette voix de prêtre égale, sereine et
basse, qui venait de l'ombre, à ces consultations qui ressemblaient à un
attouchement de paroles caressantes, et dont elle sortait rafraîchie,
légère, délivrée, heureuse, avec le chatouillement et le soulagement
d'un pansement dans toutes les parties tendres, douloureuses et
comprimées de son être.

Elle ne s'ouvrait et ne pouvait s'ouvrir que là. Sa maîtresse avait une
certaine rudesse masculine qui repoussait l'expansion. Elle avait des
brusqueries d'apostrophes et de phrases qui renfonçaient ce que Germinie
eût voulu lui confier. Il était dans sa nature d'être brutale à toutes
les jérémiades qui ne venaient point d'un mal ou d'un chagrin. Sa bonté
virile n'était point miséricordieuse aux malaises de l'imagination,
ces tourments que se crée la pensée, à ces ennuis qui s'élèvent des
nerfs de la femme et des troubles de son organisme. Souvent Germinie la
trouvait insensible: la vieille femme avait été seulement bronzée par
son temps et par son existence. Elle avait l'écorce du coeur dure comme
le corps. Ne se plaignant jamais, elle n'aimait pas les plaintes autour
d'elle. Et du droit de toutes les larmes qu'elle n'avait pas versées,
elle détestait les pleurs d'enfant chez les grandes personnes.

Bientôt le confessionnal fut comme un lieu de rendez-vous adorable et
sacré pour la pensée de Germinie. Il eut tous les jours sa première
idée, sa dernière prière. Dans la journée, elle s'y agenouillait comme
en songe; et tout en travaillant il lui revenait dans les yeux avec son
bois de chêne à filets d'or, son fronton à tête d'ange ailée, son rideau
vert aux plis immobiles, le mystère d'ombre de ses deux côtés. Il lui
semblait que maintenant toute sa vie aboutissait là, et que toutes ses
heures y tendaient. Elle vivait la semaine pour être à ce jour désiré,
promis, appelé. Dès le jeudi, des impatiences la prenaient; elle
sentait, dans le redoublement d'une angoisse délicieuse, comme
l'approche matérielle du bienheureux samedi soir; et le samedi venu, le
service bâclé, le petit dîner de mademoiselle servi à la hâte, elle se
sauvait et courait à Notre-Dame de Lorette, allant à la pénitence comme
on va à l'amour. Les doigts mouillés à l'eau bénite, une génuflexion
faite, elle passait entre les rangs de chaises, sur les dalles, avec le
glissement d'une chatte qui se coule sur un tapis. Inclinée, presque
rampante, elle avançait sans bruit, dans l'ombre des bas-côtés, jusqu'au
confessionnal mystérieux et voilé qu'elle reconnaissait, et auprès
duquel elle attendait son tour, perdue dans l'émotion d'attendre.

Le jeune prêtre qui la confessait se prêtait à ses fréquentes
confessions. Il ne lui ménageait ni le temps, ni l'attention, ni la
charité. Il la laissait longuement causer, longuement lui raconter
toutes ses petites affaires. Il était indulgent à ses bavardages d'âme
en peine, et lui permettait d'épancher ses plus petites amertumes. Il
acceptait l'aveu de ses inquiétudes, de ses désirs, de ses troubles; il
ne repoussait et ne dédaignait rien de cette confiance d'une servante
qui lui parlait de toutes les choses délicates et secrètes de son être
comme on en parlerait à une mère et à un médecin.

Ce prêtre était jeune. Il était bon. Il avait vécu de la vie du monde.
Un grand chagrin l'avait jeté, brisé, dans cette robe où il portait le
deuil de son coeur. Il restait de l'homme au fond de lui, et il écoutait,
avec une pitié triste, ce malheureux coeur d'une bonne. Il comprenait que
Germinie avait besoin de lui, qu'il la soutenait, qu'il l'affermissait,
qu'il la sauvait d'elle-même et la retirait des tentations de sa nature.
Il se sentait une mélancolique sympathie pour cette âme toute faite de
tendresse, pour cette jeune fille à la fois ardente et molle, pour cette
malheureuse, inconsciente d'elle-même, promise à la passion par tout son
coeur; par tout son corps, et accusant dans toute sa personne la vocation
du tempérament. Éclairé par l'expérience de son passé, il s'étonnait, il
s'effrayait quelquefois des lueurs qui se levaient d'elle, de la flamme
qui passait dans ses yeux à l'élancement d'amour d'une prière, de la
pente où ses confessions glissaient, de ses retours vers cette scène de
violence, cette scène où sa très-sincère volonté de résistance
paraissait au prêtre avoir été trahie par un étourdissement des sens
plus fort qu'elle.

Cette fièvre de religion dura plusieurs années pendant lesquelles
Germinie vécut concentrée, silencieuse, rayonnante, toute à Dieu,--au
moins elle le croyait. Cependant peu à peu son confesseur avait cru
s'apercevoir que toutes ses adorations se tournaient vers lui. À des
regards, à des rougeurs, à des paroles qu'elle ne lui disait plus,
d'autres qu'elle s'enhardissait à lui dire pour la première fois, il
comprit que la dévotion de sa pénitente s'égarait et s'exaltait en se
trompant elle-même. Elle l'épiait à la sortie des offices, le suivait
dans la sacristie, s'attachait à lui, courait dans l'église après sa
soutane. Le confesseur essaya d'avertir Germinie, de détourner de lui
cette ferveur amoureuse. Il devint plus réservé et s'arma de froideur.
Désolée de ce changement, de cette indifférence, Germinie, aigrie et
blessée, lui avoua un jour, en confession, les sentiments de haine qui
lui venaient contre deux jeunes filles, les pénitentes préférées de
l'abbé. Le prêtre alors, l'éloignant sans explication, la renvoya à un
autre confesseur. Germinie alla se confesser une ou deux fois à cet
autre confesseur; puis elle n'y alla plus; puis elle ne pensa plus même
à y aller; et de toute sa religion, il ne lui resta plus à la pensée
qu'une certaine douceur lointaine et comme l'affadissement d'une odeur
d'encens éteint.

Elle en était là quand mademoiselle était tombée malade. Pendant tout le
temps de sa maladie, ne voulant pas la quitter, Germinie n'alla pas à la
messe. Et le premier dimanche où mademoiselle tout à fait remise n'eut
plus besoin de ses soins, elle fut tout étonnée de voir «sa dévote»
rester et ne pas se sauver à l'église.

--Ah! çà, lui dit-elle, tu ne vas donc plus voir tes curés à présent?
Qu'est-ce qu'ils t'ont fait, hein?

--Rien, fit Germinie.




V.


--Voilà, mademoiselle!... Regardez-moi, dit Germinie.

C'était à quelques mois de là. Elle avait demandé à sa maîtresse la
permission d'aller ce soir-là au bal de noce de la soeur de son épicier
qui l'avait prise pour demoiselle d'honneur, et elle venait se faire
voir en grande toilette dans sa robe de mousseline décolletée.

Mademoiselle leva la tête du vieux volume, imprimé gros, où elle lisait,
ôta ses lunettes, les mit dans le livre pour marquer la page, et fit:

--Toi, ma bigote, toi, au bal! Sais-tu, ma fille... ça me paraît tout
farce! Toi et le rigodon... Ma foi, il ne te manque plus que d'avoir
envie de te marier! Une chienne d'envie!... Mais si tu te maries, je te
préviens: je ne te garde pas... oust! Je n'ai pas envie de devenir la
bonne de tes mioches!... Approche un peu... Oh! oh! mais... sac
papier! mademoiselle Montre-tout! On est bien coquette, je trouve,
depuis quelque temps...

--Mais non, mademoiselle, essaya de dire Germinie.

--Avec cela que chez vous autres, reprit Mlle de Varandeuil en suivant
son idée, les hommes sont de jolis cadets! Ils te grugeront ce que tu
as... sans compter les tapes... Mais le mariage... je suis sûre que ça
te trotte la cervelle, cette histoire-là, de te marier quand tu vois les
autres... C'est ça qui te donne cette frimousse-là, je parie? Bon Dieu
de Dieu! Maintenant tourne un peu qu'on te voie, dit Mlle de Varandeuil
avec son ton de caresse brusque; et, mettant ses deux mains maigres aux
deux bras de son fauteuil, croisant ses deux jambes l'une sur l'autre,
et remuant le bout de son pied, elle se mit à inspecter Germinie et sa
toilette.

--Que diable! dit-elle au bout de quelques instants d'attention muette,
comment, c'est toi?... Je n'ai donc jamais mis mes yeux pour te
regarder... Bon Dieu, oui!... Ah! mais... ah! mais... Elle mâchonna
encore quelques vagues exclamations entre ses dents.--Où diantre as-tu
pris ce museau de chatte amoureuse? fit-elle à la fin; et elle se mit
la regarder.

Germinie était laide. Ses cheveux, d'un châtain foncé et qui
paraissaient noirs, frisottaient et se tortillaient en ondes revêches,
en petites mèches dures et rebelles, échappées et soulevées sur sa tête
malgré la pommade de ses bandeaux lissés. Son front petit, poli, bombé,
s'avançait de l'ombre d'orbites profondes où s'enfonçaient et se
cavaient presque maladivement ses yeux, de petits yeux éveillés,
scintillants, rapetissés et ravivés par un clignement de petite fille
qui mouillait et allumait leur rire. Ces yeux on ne les voyait ni bruns
ni bleus: ils étaient d'un gris indéfinissable et changeant, d'un gris
qui n'était pas une couleur, mais une lumière. L'émotion y passait dans
le feu de la fièvre, le plaisir dans l'éclair d'une sorte d'ivresse, la
passion dans une phosphorescence. Son nez court, relevé, largement
troué, avec les narines ouvertes et respirantes, était de ces nez dont
le peuple dit qu'il pleut dedans: sur l'une de ses ailes, à l'angle de
l'oeil, une grosse veine bleue se gonflait. La carrure de tête de la race
lorraine se retrouvait dans ses pommettes larges, fortes, accusées,
semées d'une volée de grains de petite vérole. La plus grande disgrâce
de ce visage était la trop large distance entre le nez et la bouche.
Cette disproportion donnait un caractère presque simiesque au bas de la
tête, où une grande bouche, aux dents blanches, aux lèvres pleines,
plates et comme écrasées, souriait d'un sourire étrange et vaguement
irritant.

Sa robe décolletée laissait voir son cou, le haut de sa poitrine, ses
épaules, la blancheur de son dos, contrastant avec le hâle de son
visage. C'était une blancheur de lymphatique, la blancheur à la fois
malade et angélique d'une chair qui ne vit pas. Elle avait laissé tomber
ses bras le long d'elle, des bras ronds, polis, avec le joli trou d'une
fossette au coude. Ses poignets étaient délicats; ses mains, qui ne
sentaient pas le service, avaient des ongles de femme. Et mollement,
dans une paresse de grâce, elle laissait jouer et rondir sa taille
indolente, une taille à tenir dans une jarretière et que faisaient plus
fine encore à l'oeil le ressaut des hanches et le rebondissement des
rondeurs ballonnant la robe, une taille impossible, ridicule de minceur,
adorable comme tout ce qui, chez la femme, a la monstruosité de la
petitesse.

De cette femme laide, s'échappait une âpre et mystérieuse séduction.
L'ombre et la lumière, se heurtant et se brisant à son visage plein de
creux et de saillies, y mettait ce rayonnement de volupté jeté par un
peintre d'amour dans la pochade du portrait de sa maîtresse. Tout en
elle, sa bouche, ses yeux, sa laideur même, avait une provocation et une
sollicitation. Un charme aphrodisiaque sortait d'elle, qui s'attaquait
et s'attachait à l'autre sexe. Elle dégageait le désir et en donnait la
commotion. Une tentation sensuelle s'élevait naturellement et
involontairement d'elle, de ses gestes, de sa marche, du moindre de ses
remuements, de l'air où son corps avait laissé une de ses ondulations. À
côté d'elle, on se sentait près d'une de ces créatures troublantes et
inquiétantes, brûlantes du mal d'aimer et l'apportant aux autres, dont
la figure revient à l'homme aux heures inassouvies, tourmente ses
pensées lourdes de midi, hante ses nuits, viole ses songes.

Au milieu de l'examen de Mlle de Varandeuil, Germinie se baissa, se
pencha sur elle, et lui embrassa la main à baisers pressés.

--Bon.... bon.... assez de lichades, dit mademoiselle. Tu vous userais
la peau... avec ta façon d'embrasser... Allons, pars, amuse-toi, et
tâche de ne pas rentrer trop tard... ne t'éreinte pas.

Mlle de Varandeuil resta seule. Elle mit ses coudes sur ses genoux,
regarda dans le feu, donna des coups de pincette sur les tisons. Puis,
comme elle avait l'habitude de faire dans ses grandes préoccupations, du
plat de sa main elle se frappa sur la nuque deux ou trois petits coups
secs qui mirent tout de travers son serre-tête noir.




VI.


En parlant mariage à Germinie, Mlle de Varandeuil touchait la cause du
mal de Germinie. Elle mettait la main sur son ennui. L'irrégularité
d'humeur de sa bonne, les dégoûts de sa vie, les langueurs, le vide et
le mécontentement de son être, venaient de cette maladie que la médecine
appelle _la mélancolie des vierges_. La souffrance de ses vingt-quatre
ans était le désir ardent, irrité, poignant du mariage, de cette chose
trop saintement honnête pour elle et qui lui semblait impossible devant
l'aveu que sa probité de femme voulait faire de sa chute, de son
indignité. Des pertes, des malheurs de famille venaient l'arracher à ses
idées.

Son beau-frère, le mari de sa soeur la portière, avait fait le rêve des
Auvergnats: il avait voulu joindre aux profits de sa loge les gains du
commerce de bric-à-brac. Il avait commencé modestement par cet étal dans
la rue, aux portes des ventes après décès, où l'on voit, rangés sur du
papier bleu, des flambeaux en plaqué, des ronds de serviette en ivoire,
des lithographies coloriées, encadrées d'une dentelle d'or sur fond
noir, et trois ou quatre volumes dépareillés de Buffon. Ce qu'il gagna
sur les flambeaux en plaqué le grisa. Il loua dans une allée de passage,
en face d'un raccommodeur de parapluies, une boutique noire, et il se
mit à faire là le commerce de cette curiosité qui va et vient dans les
salles basses de l'Hôtel des Commissaires-priseurs. Il vendit des
assiettes à coq, des morceaux du sabot de Jean-Jacques Rousseau, et des
aquarelles de Ballue signées Watteau. À ce métier, il mangea ce qu'il
avait gagné, puis s'endetta de quelques mille francs. Sa femme, pour
remonter un peu le ménage et tâcher de sortir des dettes, demandait et
obtenait une place d'ouvreuse de loges au Théâtre-Historique. Elle
faisait garder le soir sa porte par sa soeur la couturière, se couchait
une heure, se levait à cinq. Au bout de quelques mois, elle attrapa dans
les corridors du théâtre une pleurésie qui traîna et l'enleva au bout de
six semaines. La pauvre femme laissait une petite fille de trois ans,
attaquée d'une rougeole qui avait pris le caractère le plus pernicieux
dans l'empuantissement de la soupente et dans l'air où l'enfant
respirait depuis plus d'un mois la mort de sa mère. Le père était parti
au pays pour tâcher d'emprunter de l'argent. Il se remariait là-bas. On
n'en eut plus de nouvelles.

En sortant de l'enterrement de sa soeur, Germinie courut chez une vieille
femme vivant de ces curieuses industries qui empêchent à Paris la Misère
de mourir complètement de faim. Cette vieille femme faisait plusieurs
métiers. Tantôt elle coupait d'égale grandeur des crins de brosse,
tantôt elle séparait des morceaux de pain d'épice. Quand cela chômait,
elle faisait la cuisine et débarbouillait les enfants de petits
marchands ambulants. Dans le Carême, elle se levait à quatre heures du
matin, et allait prendre à Notre-Dame une chaise qu'elle revendait,
lorsque le monde arrivait, dix ou douze sous. Pour se chauffer, dans le
trou où elle logeait rue Saint-Victor, elle allait, à l'heure où le jour
tombe, arracher en se cachant de l'écorce aux arbres du Luxembourg.
Germinie, qui la connaissait pour lui donner toutes les semaines les
croûtes de la cuisine, lui louait une chambre de domestique dans la
maison au sixième, et l'y installait avec la petite-fille. Elle fit cela
d'un premier mouvement, sans réfléchir. Les duretés de sa soeur, lors de
sa grossesse, elle ne se les rappelait plus: elle n'avait pas même eu
besoin de les pardonner.

Germinie n'eut plus alors qu'une pensée: sa nièce. Elle voulait la faire
revivre, et l'empêcha de mourir à force de la soigner. Elle s'échappait
à tout moment de chez mademoiselle, grimpait quatre à quatre au sixième,
courait embrasser l'enfant, lui donner de la tisane, l'arranger dans son
lit, la voir, redescendait essoufflée et toute rouge de plaisir. Les
soins, les caresses, ce souffle du coeur dont on ranime un petit être
prêt à s'éteindre, les consultations, les visites de médecin, les
médicamentations coûteuses, les remèdes des riches, Germinie n'épargna
rien pour la petite et lui donna tout. Ses gages passaient à cela.
Pendant près d'un an, elle lui fit prendre tous les matins du jus de
viande: elle qui était dormeuse, se levait à cinq heures du matin pour
le faire, et elle se réveillait toute seule, comme les mères. L'enfant
était enfin sauvée, quand un matin Germinie reçut la visite de sa soeur
la couturière, qui était mariée depuis deux ou trois ans avec un ouvrier
mécanicien, et qui venait lui faire ses adieux: son mari suivait des
camarades qu'on venait d'embaucher pour aller en Afrique. Elle partait
avec lui et proposait à Germinie de lui prendre la petite et de
l'emmener là-bas avec son enfant. Ils s'en chargeaient. Germinie
n'aurait qu'à payer le voyage. C'était une séparation à laquelle il lui
faudrait toujours se résoudre, à cause de sa maîtresse. Puis elle était
sa tante aussi. Et elle ajoutait paroles sur paroles pour se faire
donner l'enfant avec lequel, elle et son mari, comptaient, une fois en
Afrique, apitoyer Germinie, lui attraper ses gages, lui carotter le coeur
et la bourse.

Se séparer de sa nièce, cela coûtait beaucoup à Germinie. Elle avait mis
un peu de son existence sur cette enfant. Elle s'y était attachée par
les inquiétudes et les sacrifices. Elle l'avait disputée et reprise à la
maladie: cette vie de la petite fille était son miracle. Cependant elle
comprenait qu'elle ne pourrait jamais la prendre chez mademoiselle; que
mademoiselle, à son âge, avec la fatigue de ses années et le besoin de
tranquillité des vieilles gens, ne supporterait jamais le bruit toujours
remuant d'un enfant. Puis, cette petite fille dans la maison prêtait aux
cancans et faisait causer toute la rue: on disait que c'était sa fille.
Germinie s'en ouvrit à sa maîtresse. Mlle de Varandeuil savait tout.
Elle savait qu'elle avait pris sa nièce; mais elle avait fait semblant
de l'ignorer, elle avait voulu fermer les yeux et ne rien voir pour tout
permettre. Elle conseilla à Germinie de confier sa nièce à sa soeur, en
lui montrant toutes les impossibilités de la garder, et lui donna
l'argent pour payer le voyage du ménage.

Ce départ fut un déchirement pour Germinie. Elle se trouva isolée et
inoccupée. N'ayant plus cette enfant, elle ne sut plus quoi aimer; son
coeur s'ennuya, et, dans le vide d'âme où elle se trouvait sans cette
petite, elle revint à la religion et reporta ses tendresses à l'église.

Au bout de trois mois, elle reçut la nouvelle de la mort de sa soeur. Le
mari, qui était de la race des ouvriers geignards et pleurards, lui
faisait dans sa lettre, avec de grosses phrases émues et des ficelles
d'attendrissement, un tableau désolant de sa position, avec
l'enterrement à payer, des fièvres qui l'empêchaient de travailler, deux
enfants en bas âge, sans compter la petite, une maison sans femme pour
faire chauffer la soupe. Germinie pleura sur la lettre; puis sa pensée
se mit à vivre dans cette maison, à côté de ce pauvre homme, au milieu
des pauvres enfants, dans cet affreux pays d'Afrique; et une vague envie
de se dévouer commença à s'éveiller en elle. D'autres lettres suivaient
où, en la remerciant de ses secours, son beau-frère donnait à sa misère,
à l'abandon où il se trouvait, au malheur qui l'enveloppait, une couleur
encore plus dramatique, la couleur que le peuple donne aux choses avec
ses souvenirs du boulevard du Crime et ses lambeaux de mauvaises
lectures. Une fois prise à la blague de ce malheur, Germinie ne put s'en
détacher. Elle croyait entendre, là-bas, des cris d'enfants l'appeler.
Elle s'enfonçait, s'absorbait dans la résolution et le projet de partir.
Elle était poursuivie de cette idée et de ce mot d'Afrique qu'elle
remuait et retournait sans cesse au fond d'elle, sans une parole. Mlle
de Varandeuil, la voyant si rêveuse et si triste, lui demanda ce qu'elle
avait, mais en vain: Germinie ne parla pas. Elle était tiraillée,
torturée entre ce qui lui semblait un devoir et ce qui lui paraissait
une ingratitude, entre sa maîtresse et le sang de ses soeurs. Elle
pensait qu'elle ne pouvait pas quitter mademoiselle. Et puis elle se
disait que Dieu ne voulait pas qu'elle abandonnât sa famille. Elle
regardait l'appartement en se disant: il faut pourtant que je m'en
aille! Et puis elle avait peur que mademoiselle ne fût malade quand elle
ne serait plus là. Une autre bonne! A cette idée, elle était prise de
jalousie, et elle croyait déjà voir quelqu'un lui voler sa maîtresse. À
d'autres moments, ses idées de religion la jetant à des idées
d'immolation, elle était toute prête à vouer son existence à celle de ce
beau-frère. Elle voulait aller habiter avec cet homme qu'elle détestait,
avec lequel elle avait toujours été mal, qui avait à peu près tué sa
soeur de chagrin, qu'elle savait ivrogne et brutal; et tout ce qu'elle en
attendait, tout ce qu'elle en craignait, la certitude et la peur de tout
ce qu'elle aurait à souffrir, ne faisait que l'exalter, l'enflammer, la
pousser au sacrifice avec plus d'impatience et d'ardeur. Tout cela
souvent en un instant tombait: à un mot, à un geste de mademoiselle,
Germinie revenait à elle-même et ne se reconnaissait plus. Elle se
sentait tout entière et pour toujours rattachée à sa maîtresse, et elle
éprouvait comme une horreur d'avoir seulement pensé à détacher sa vie de
la sienne. Elle lutta ainsi deux ans. Puis un beau jour, par un hasard,
elle apprit que sa nièce était morte quelques semaines après sa soeur:
son beau-frère lui avait caché cette mort, pour la tenir et l'attirer
lui, avec ses quelques sous, en Afrique. À cette révélation, Germinie,
perdant toute illusion, fut guérie d'un seul coup. À peine si elle se
rappela qu'elle avait voulu partir.




VII.


Vers ce temps, au bout de la rue, une petite crémerie sans affaires
changeait de propriétaire, à la suite de la vente du fonds par autorité
de justice. La boutique était restaurée. On la repeignait. Les vitres de
la devanture s'ornaient d'inscriptions en lettres jaunes. Des pyramides
de chocolat de la Compagnie coloniale, des bols de café à fleurs,
espacés de petits verres à liqueur, garnissaient les planches de
l'étalage. À la porte brillait l'enseigne d'un pot au lait de cuivre
coupé par le milieu.

La femme qui essayait de remonter ainsi la maison, la nouvelle crémière,
était une personne d'une cinquantaine d'années, débordante d'embonpoint
et gardant encore quelques restes de beauté à demi submergés sous sa
graisse. On disait dans le quartier qu'elle s'était établie avec
l'argent d'un vieux monsieur qu'elle avait servi jusqu'à sa mort dans
son pays, près de Langres; car il se trouvait qu'elle était payse de
Germinie, non du même village, mais d'un petit endroit à côté; et sans
s'être jamais rencontrées ni vues là-bas, elle et la bonne de
mademoiselle se connaissaient de nom, et avaient le rapprochement de
connaissances communes, de souvenirs des mêmes lieux. La grosse femme
était complimenteuse, doucereuse, caressante. Elle disait: Ma belle,
tout le monde, faisait la petite voix, et jouait l'enfant avec la
langueur dolente des personnes corpulentes. Elle détestait les gros
mots, rougissait, s'effarouchait pour un rien. Elle adorait les secrets,
tournait tout en confidence, faisait des histoires, parlait toujours
l'oreille. Sa vie se passait à bavarder et à gémir. Elle plaignait les
autres, elle se plaignait elle-même; elle se lamentait sur ses malheurs,
et sur son estomac. Quand elle avait trop mangé, elle disait
dramatiquement: Je vais mourir. Et rien n'était aussi pathétique que ses
indigestions. C'était une nature perpétuellement attendrie et
larmoyante: elle pleurait indistinctement pour un cheval battu, pour
quelqu'un qui était mort, pour du lait qui avait tourné. Elle pleurait
sur les faits divers des journaux, elle pleurait en voyant passer des
passants.

Germinie fut bien vite séduite et apitoyée par cette crémière câline,
bavarde, toujours émue, appelant à elle l'expansion des autres et
paraissant si tendre. Au bout de trois mois, presque rien n'entrait chez
mademoiselle qui ne vînt de chez la mère Jupillon. Germinie s'y
fournissait de tout ou à peu près. Elle passait des heures dans la
boutique. Une fois là, elle avait peine à s'en aller, elle restait et ne
pouvait se lever. Une lâcheté machinale la retenait. Sur la porte, elle
causait encore, pour n'être pas encore partie. Elle se sentait attachée
chez la crémière par l'invisible charme des endroits où l'on revient
sans cesse et qui finissent par vous étreindre comme des choses qui vous
aimeraient. Et puis la boutique, pour elle, c'étaient les trois chiens,
les trois vilains chiens de Mlle Jupillon; elle les avait toujours sur
les genoux, elle les grondait, elle les embrassait, elle leur parlait;
et quand elle avait chaud de leur chaleur, il lui passait dans le bas du
coeur les contentements d'une bête qui se frotte à ses petits. La
boutique, c'était encore pour elle toutes les histoires du quartier, le
rendez-vous des cancans, la nouvelle du billet non payé par celle-ci, de
la voiture de fleurs apportée à celle-là, un endroit à l'affût de tout,
et où tout entrait, jusqu'au peignoir de dentelle allant en ville sur le
bras d'une bonne.

Tout, à la longue, la liait là. Son intimité avec la crémière se
resserrait par tous les liens mystérieux des amitiés de femmes du
peuple, par le bavardage continuel, l'échange journalier des riens de la
vie, les conversations pour parler, le retour du même bonjour et du même
bonsoir, le partage des caresses aux mêmes animaux, les sommeils côte
côte et chaise contre chaise. La boutique finit par devenir son lieu
d'acoquinement, un lieu où sa pensée, sa parole, ses membres même et son
corps trouvaient des aises merveilleuses. Le bonheur arriva à être, pour
elle, ce moment où le soir, assise et somnolente, dans un fauteuil de
paille, auprès de la mère Jupillon endormie ses lunettes sur le nez,
elle berçait les chiens roulés en boule dans la jupe de sa robe; et
tandis que la lampe, prête à mourir, pâlissait sur le comptoir, elle
restait, laissant son regard se perdre et s'éteindre doucement, avec ses
idées, au fond de la boutique, sur l'arc de triomphe en coquilles
d'escargot, reliées de vieille mousse, sous l'arc duquel était un petit
Napoléon de cuivre.




VIII.


Mme Jupillon, qui disait avoir été mariée et signait _Veuve Jupillon_,
avait un fils. C'était encore un enfant. Elle l'avait mis
Saint-Nicolas, dans cette grande maison d'éducation religieuse où, pour
trente francs par mois, une instruction rudimentaire et un métier sont
donnés aux enfants du peuple, à beaucoup d'enfants naturels. Germinie
prit l'habitude d'accompagner le jeudi madame Jupillon lorsqu'elle
allait voir _Bibi_. Cette visite devint pour elle une distraction et une
attente. Elle faisait dépêcher la mère, arrivait en avance à l'omnibus,
et elle était toute contente d'y monter avec un gros panier de
provisions sur lequel elle croisait ses bras pendant la route.

Là-dessus, il arriva à la mère Jupillon un mal à la jambe, un anthrax
qui l'empêcha de marcher pendant près de dix-huit mois. Germinie alla
seule à Saint-Nicolas, et comme elle était prompte et facile à se donner
aux autres, elle s'occupa de cet enfant comme s'il lui tenait par
quelque chose. Elle ne manquait pas un jeudi, et arrivait toujours les
mains pleines de la desserte de la semaine, de gâteaux, de fruits, de
sucreries qu'elle achetait. Elle embrassait le gamin, s'inquiétait de sa
santé, tâtait s'il avait son gilet de tricot sous sa blouse, le trouvait
trop rouge d'avoir couru, lui essuyait la figure avec son mouchoir, et
lui faisait montrer le dessous de ses souliers pour voir s'ils n'étaient
pas troués. Elle lui demandait si on était content de lui, s'il faisait
bien ses devoirs, s'il avait eu beaucoup de bons points. Elle lui
parlait de sa mère, et lui recommandait de bien aimer le bon Dieu; et
jusqu'à ce que la cloche de deux heures sonnât, elle se promenait avec
lui dans la cour: l'enfant lui donnait le bras, tout fier d'être avec
une femme mieux habillée que la plupart de celles qui venaient, avec une
femme en soie. Il avait envie d'apprendre le flageolet: cela ne coûtait
que cinq francs par mois. Mais sa mère ne voulait pas les donner.
Germinie, en cachette, lui apporta chaque mois les cent sous. C'était
une humiliation pour lui, quand il sortait en promenade, et les deux ou
trois fois par an qu'il venait chez sa mère, de porter la petite blouse
d'uniforme. À sa fête, une année, Germinie déplia devant lui un gros
paquet: elle lui avait fait faire une tunique; à peine si, dans toute la
pension, vingt de ses camarades étaient de famille assez aisée pour en
porter.

Elle le gâta ainsi quelques années, ne le laissant souffrir du désir de
rien, flattant, dans l'enfant pauvre, les caprices et les orgueils de
l'enfant riche, lui adoucissant les privations et les duretés de cette
école professionnelle qui forme à la vie ouvrière, porte la blouse,
mange à l'assiette de faïence brune, et trempe à son mâle apprentissage
le peuple pour le travail. Cependant le garçon grandissait. Germinie ne
s'en apercevait pas: elle le voyait toujours enfant. Par habitude, elle
se baissait toujours pour l'embrasser. Un jour elle fut appelée devant
l'abbé qui dirigeait la pension. L'abbé lui parla de renvoyer le jeune
Jupillon. Il s'agissait de mauvais livres surpris entre ses mains.
Germinie, tremblante à l'idée des coups qui attendaient l'enfant chez sa
mère, pria, supplia, implora: elle finit par obtenir de l'abbé la grâce
du coupable. En redescendant, elle voulut gronder Jupillon; mais au
premier mot de sa morale, Bibi lui jeta tout à coup en plein visage un
regard et un sourire où il n'y avait plus rien de l'enfant qu'il était
hier. Elle baissa les yeux, et ce fut elle qui rougit. Quinze jours se
passèrent sans qu'elle revînt à Saint-Nicolas.




IX.


Dans le temps où le fils Jupillon sortit de pension, la bonne d'une
femme entretenue qui demeurait au-dessous de mademoiselle venait
quelquefois passer la soirée chez Mme Jupillon avec Germinie. Originaire
de ce grand-duché de Luxembourg qui fournit Paris de cochers de coupé et
de bonnes de lorettes, cette fille était ce que l'on appelle
populacièrement «une grande bringue;» elle avait un air de cavale, des
sourcils de porteur d'eau, des yeux fous. Elle se mit bientôt à venir
tous les soirs. Elle payait des gâteaux et des petits verres à tout le
monde, s'amusait à faire gaminer le petit Jupillon, jouait avec lui
des jeux de main, s'asseyait sur lui, lui jetait au nez qu'il était
beau, le traitait en enfant, et le plaisantait, en polissonnant, de
n'être pas encore un homme. Le jeune garçon, heureux et tout fier de ces
attentions de la première femme qui s'occupait de lui, laissait voir au
bout de peu de temps ses préférences pour Adèle: ainsi s'appelait la
nouvelle venue.

Germinie était passionnément jalouse. La jalousie était le fond de sa
nature; c'était la lie et l'amertume de ses tendresses. Ceux qu'elle
aimait, elle voulait les avoir tout à elle, les posséder absolument.
Elle exigeait qu'ils n'aimassent qu'elle. Elle ne pouvait admettre
qu'ils pussent distraire et donner à d'autres la moindre parcelle de
leur affection: cette affection, depuis qu'elle l'avait méritée, n'était
plus à eux; ils n'étaient plus maîtres d'en disposer. Elle détestait les
gens que sa maîtresse avait l'air de recevoir mieux que les autres, et
d'accueillir intimement. Par sa mine de mauvaise humeur et son air
rechigné, elle avait éloigné, à peu près chassé de la maison, deux ou
trois vieilles amies de mademoiselle dont les visites la faisaient
souffrir comme si ces vieilles femmes venaient dérober quelque chose
dans l'appartement, lui prendre un peu de sa maîtresse. Des gens qu'elle
avait aimés lui étaient devenus odieux: elle n'avait pas trouvé qu'ils
l'aimassent assez; elle les haïssait pour tout l'amour qu'elle avait
voulu d'eux. En tout, son coeur était exigeant et despote. Donnant tout,
il demandait tout. Dans ses affections, au moindre indice de
refroidissement, au moindre signe de partage, elle éclatait et se
dévorait, passait des nuits à pleurer, prenait le monde en exécration.

Voyant cette femme s'installer dans la boutique, se familiariser avec le
jeune homme, toutes les jalousies de Germinie s'inquiétèrent et se
tournèrent en rage. Sa haine se souleva et se révolta, avec son dégoût,
contre cette créature affichée, éhontée, que l'on voyait le dimanche
attablée sur les boulevards extérieurs avec des militaires, et qui avait
le lundi des bleus au visage. Elle employa tout pour la faire éloigner
par Mme Jupillon; mais c'était une des meilleures pratiques de la
crémerie, et la crémière se refusa tout doucement à l'écarter. Germinie
se retourna vers le fils, lui dit que c'était une malheureuse. Mais cela
ne fit qu'attacher le jeune homme à cette vilaine femme dont la mauvaise
réputation le flattait. D'ailleurs, il avait les cruelles taquineries de
la jeunesse, et il redoublait d'amabilité auprès d'elle, rien que pour
voir «le nez» que faisait Germinie, et jouir de la désoler. Bientôt
Germinie s'aperçut que cette femme avait des intentions plus sérieuses
qu'elle ne se l'était d'abord imaginé: elle comprit ce qu'elle voulait
de cet enfant, car c'était toujours un enfant pour elle que ce grand
jeune homme de dix-sept ans. Dès lors, elle s'attacha à leurs pas; elle
ne les quitta plus, elle ne les laissa pas un moment seuls, elle se mit
de leurs parties, au théâtre, à la campagne, entra dans toutes leurs
promenades, fut toujours là, présente et gênante, essayant de retenir la
bonne et de lui rendre la pudeur avec un mot à voix basse:--Un enfant!
tu n'as pas honte? lui disait-elle. L'autre, comme à une bonne farce,
partait d'un gros rire. Dans ces sorties du spectacle, animées,
échauffées par la fièvre de la représentation et l'excitation du
théâtre, dans ces retours de la campagne, chargés du soleil de tout le
jour, grisés de ciel et de grand air, fouettés du vin du dîner, au
milieu des jeux et des libertés auxquels s'enhardissent à la nuit les
ivresses de plaisir, les joies de ripaille et les sens en goguette de la
femme du peuple, Germinie essayait d'être toujours entre la bonne et
Jupillon. Elle tâchait à chaque minute de rompre ces amours bras dessus,
bras dessous, de les délier, de les désaccoupler. Sans se lasser, elle
les séparait, les retirait continuellement l'un de l'autre. Elle mettait
son corps entre ces corps qui se cherchaient. Elle se glissait entre ces
gestes qui voulaient se toucher; elle se glissait entre ces lèvres
tendues et ces bouches qui s'offraient. Mais de tout ce qu'elle
empêchait, elle avait l'effleurement et l'atteinte. Elle sentait le
frôlement de ces mains qu'elle séparait, de ces caresses qu'elle
arrêtait au passage et qui se trompaient en s'égarant sur elle. Des
baisers qu'elle dénouait, il lui passait contre la joue le souffle et
l'haleine. Sans le vouloir, et troublée d'une certaine horreur, elle se
mêlait aux étreintes, elle prenait une part des désirs dans ce
frottement et cette lutte qui diminuaient chaque jour autour de sa
personne le respect et la retenue du jeune homme.

Il arriva qu'un jour elle fut moins forte contre elle-même qu'elle
n'avait été jusque-là. Cette fois, elle ne se déroba pas si brusquement
aux avances. Jupillon sentit qu'elle s'y arrêtait. Germinie le sentit
mieux que lui; mais elle était à bout d'efforts et de tourments, épuisée
de souffrir. Cet amour d'une autre, qu'elle avait détourné de Jupillon,
elle se l'était lentement entré tout entier dans le coeur. Maintenant, il
y était enfoncé, et toute saignante de jalousie, elle se trouvait
affaiblie, sans résistance, défaillante comme une personne blessée
mort devant le bonheur qui lui venait.

Pourtant elle repoussa les tentatives, les hardiesses du jeune homme,
sans rien dire, sans parler. Elle ne songeait pas à lui appartenir
autrement ni à se livrer davantage. Elle vivait de la pensée d'aimer,
croyant qu'elle en vivrait toujours. Et dans le ravissement qui lui
soulevait l'âme, elle écartait sa chute et repoussait ses sens. Elle
demeurait frémissante et pure, perdue et suspendue dans des abîmes de
tendresse, ne goûtant et ne voulant de l'amant que la caresse, comme si
son coeur n'était fait que pour la douceur d'embrasser.




X.


Cet amour heureux et non satisfait produisit dans l'être physique de
Germinie un singulier phénomène physiologique. On aurait dit que la
passion qui circulait en elle renouvelait et transformait son
tempérament lymphatique. Il ne lui semblait plus puiser la vie comme
autrefois, goutte à goutte, à une source avare; une force généreuse et
pleine lui coulait dans les veines; le feu d'un sang riche lui courait
dans le corps. Elle sentait une chaude santé la remplir, et il lui
passait des joies de vivre qui battaient des ailes dans sa poitrine
comme un oiseau dans du soleil.

Une merveilleuse animation lui était venue. La misérable énergie
nerveuse qui la soutenait avait fait place à une activité bien portante,
à une allégresse bruyante, remuante, débordante. Elle ne connaissait
plus ses anciennes faiblesse, l'accablement, la prostration,
l'assoupissement, les molles paresses. Ses matins si lourds et si
engourdis étaient aujourd'hui des réveils vifs et clairs qui s'ouvraient
en une seconde à la gaieté du jour. Elle s'habillait en hâte,
folâtrement; ses doigts prestes allaient tout seuls, et elle s'étonnait
d'être si vive, si pleine d'entrain à ces heures défaillantes de
l'avant-déjeuner où elle s'était senti si souvent le coeur sur les
lèvres. Et toute la journée c'était en elle la même bonne humeur du
corps, la même gaieté dans le mouvement. Il lui fallait toujours aller,
marcher, courir, agir, se dépenser. Par instant, ce qu'elle avait vécu
lui paraissait éteint; les sensations d'être qu'elle avait éprouvées
jusque-là se reculaient pour elle dans le lointain d'un songe et dans le
fond d'une mémoire endormie. Le passé était derrière elle, comme si elle
l'avait traversé avec le voile d'un évanouissement et l'inconscience
d'une somnambule. C'était la première fois qu'elle avait le sentiment,
l'impression à la fois âpre et douce, violente et divine, du jeu de la
vie éclatant dans sa plénitude, sa régularité, sa puissance.

Elle montait et descendait pour un rien. Sur un mot de mademoiselle,
elle dégringolait les cinq étages. Quand elle était assise, ses pieds
dansaient sur le parquet. Elle frottait, nettoyait, rangeait, battait,
secouait, lavait, sans repos ni trêve, toujours à l'ouvrage, remplissant
l'appartement de ses allées, de ses venues, du tapage incessant de sa
personne.

--Mon Dieu! lui disait sa maîtresse étourdie comme par le bruit d'un
enfant, es-tu bousculante, Germinie! l'es-tu assez!

Un jour, en entrant dans la cuisine de Germinie, mademoiselle vit un peu
de terre dans une boîte à cigares posée dans le plomb.--Qu'est-ce que
c'est ça? lui dit-elle.--C'est du gazon... que j'ai semé... pour voir,
fit Germinie.--Tu aimes donc le gazon maintenant?... Il ne te manque
plus que d'avoir des serins!




XI.


Au bout de quelques mois, la vie, toute la vie de Germinie appartint
la crémière. Le service de mademoiselle n'était guère assujettissant et
lui prenait bien peu de temps. Un merlan, une côtelette, c'était toute
la cuisine à faire. Le soir, mademoiselle aurait pu la garder auprès
d'elle pour lui tenir compagnie: elle aimait mieux l'envoyer promener,
la pousser dehors, lui faire prendre un peu d'air, de distraction. Elle
ne lui demandait que d'être rentrée à dix heures pour l'aider à se
mettre au lit; et encore quand Germinie se trouvait en retard,
mademoiselle se déshabillait et se couchait fort bien toute seule.
Toutes ces heures que lui laissait sa maîtresse, Germinie vint les vivre
et les passer dans la boutique. Elle descendait maintenant à la
crémerie, dès le matin, à l'ouverture des volets que la plupart du temps
elle rentrait, prenait son café au lait, restait jusqu'à neuf heures,
remontait pour le chocolat de mademoiselle, et du déjeuner au dîner elle
trouvait moyen de revenir deux ou trois fois, s'attardant et bavardant
dans l'arrière-boutique pour la moindre commission.--Quelle pie borgne
tu fais! lui disait mademoiselle avec une voix qui grognait et un regard
qui souriait.

À cinq heures et demie, le petit dîner desservi, elle descendait quatre
à quatre les escaliers, s'installait chez la mère Jupillon, y attendait
dix heures, regrimpait les cinq étages, et en cinq minutes déshabillait
sa maîtresse qui se laissait faire, tout en étant un peu étonnée de la
voir si pressée d'aller se coucher: elle se rappelait le temps où
Germinie avait la manie de porter son sommeil de fauteuil en fauteuil,
et de ne jamais vouloir monter à sa chambre. La bougie soufflée fumait
encore sur la table de nuit de mademoiselle que Germinie était déjà chez
la crémière, cette fois pour jusqu'à minuit, une heure: elle ne partait
souvent que quand un sergent de ville, voyant de la lumière, cognait aux
volets et faisait fermer.

Pour être toujours là et avoir le droit de toujours y être, pour
s'incruster dans cette boutique, ne jamais quitter des yeux l'homme de
son amour, le couver, le garder, se frotter perpétuellement à lui, elle
s'était faite la domestique de la maison. Elle balayait la boutique,
elle préparait la cuisine de la mère et la pâtée des chiens. Elle
servait le fils; elle faisait son lit, elle brossait ses habits, elle
cirait ses chaussures, heureuse et fière de toucher à ce qu'il touchait,
émue de mettre la main où il mettait son corps, prête à baiser sur le
cuir de ses bottes la boue qui venait de lui!

Elle faisait l'ouvrage, elle tenait la boutique, elle servait les
pratiques: Mme Jupillon se reposait de tout sur elle; et tandis que la
bonne fille travaillait et suait, la grosse femme, se donnant sur sa
porte de majestueux loisirs de rentière, échouée sur une chaise en
travers du trottoir, humant la fraîcheur de la rue, tâtait et retâtait
sous son tablier, dans sa poche de marchande, ce délicieux argent de
gain, l'argent de la vente qui sonne si doux à l'oreille du petit
commerce de Paris que le boutiquier retiré reste tout mélancolique aux
premiers jours de n'en avoir plus sous les doigts le tintement et le
frétillement.




XII.


Quand le printemps fut venu:--Si nous allions à l'entrée des champs?
disait presque tous les soirs Germinie à Jupillon.

Jupillon mettait sa chemise de flanelle à carreaux rouges et noirs, sa
casquette en velours noir; et ils partaient pour ce que les gens du
quartier appellent «l'entrée des champs.»

Ils montaient la chaussée Clignancourt, et avec le flot des Parisiens de
faubourg se pressant à aller boire un peu d'air, ils marchaient vers ce
grand morceau de ciel se levant tout droit des pavés, au haut de la
montée, entre les deux lignes des maisons, et tout vide quand un omnibus
n'en débouchait pas. La chaleur tombait, les maisons n'avaient plus de
soleil qu'à leur faîte et à leurs cheminées. Comme d'une grande porte
ouverte sur la campagne, il venait du bout de la rue, du ciel, un
souffle d'espace et de liberté.

Au Château-Rouge, ils trouvaient le premier arbre, les premières
feuilles. Puis, à la rue du Château, l'horizon s'ouvrait devant eux dans
une douceur éblouissante. La campagne, au loin, s'étendait, étincelante
et vague, perdue dans le poudroiement d'or de sept heures. Tout flottait
dans cette poussière de jour que le jour laisse derrière lui sur la
verdure qu'il efface et les maisons qu'il fait roses.

Ils descendaient, suivaient le trottoir charbonné de jeux de _marelle_,
de longs murs par-dessus lesquels passait une branche, des lignes de
maisons brisées, espacées de jardins. À leur gauche, se levaient des
têtes d'arbres toutes pleines de lumière, des bouquets de feuilles
transpercés du soleil couchant qui mettait des raies de feu sur les
barreaux des grilles de fer. Après les jardins, ils passaient les
palissades, les enclos à vendre, les constructions jetées en avant dans
les rues projetées et tendant au vide leurs pierres d'attente, les
murailles pleines à leur pied de tas de culs de bouteille, de grandes et
plates maisons de plâtre, aux fenêtres encombrées de cages et de linges,
avec l'Y d'un plomb à chaque étage, des entrées de terrains aux
apparences de basse-cour avec des tertres broutés par des chèvres.

Çà et là, ils s'arrêtaient, sentaient les fleurs, l'odeur d'un maigre
lilas poussant dans une étroite cour. Germinie cueillait une feuille en
passant et la mordillait.

Des vols d'hirondelles, joyeux, circulaires et fous, tournaient et se
nouaient sur sa tête. Les oiseaux s'appelaient. Le ciel répondait aux
cages. Elle entendait tout chanter autour d'elle, et elle regardait d'un
oeil heureux les femmes en camisole aux fenêtres, les hommes en manches
de chemise dans les jardinets, les mères, sur le pas des portes, avec de
la marmaille entre les jambes.

La descente finissait, le pavé cessait. À la rue succédait une large
route, blanche, crayeuse, poudreuse, faite de débris, de platras,
d'émiettements de chaux et de briques, effondrée, sillonnée par les
ornières, luisantes au bord, que font le fer de grosses roues et
l'écrasement des charrois de pierres de taille. Alors commençait ce qui
vient où Paris finit, ce qui pousse où l'herbe ne pousse pas, un de ces
paysages d'aridité que les grandes villes créent autour d'elles, cette
première zone de banlieue _intra muros_ où la nature est tarie, la terre
usée, la campagne semée d'écailles d'huîtres. Ce n'était plus que des
terrains à demi clos, montrant des charrettes et des camions les
brancards en l'air sur le ciel, des chantiers à scier des pierres, des
usines en planches, des maisons d'ouvriers en construction, trouées et
tout à jour, portant le drapeau des maçons, des landes de sable gris et
blanc, des jardins de maraîchers tirés au cordeau tout en bas des
fondrières vers lesquelles descend, en coulées de pierrailles, le
remblayage de la route.

Bientôt se dressait, le dernier réverbère pendu à un poteau vert. Du
monde allait et venait toujours. La route vivait et amusait l'oeil.
Germinie croisait des femmes portant la canne de leur mari, des lorettes
en soie au bras de leurs frères en blouse, des vieilles en madras se
promenant, avec le repos du travail, les bras croisés. Des ouvriers
tiraient leurs enfants dans de petites voitures, des gamins revenaient,
avec leurs lignes, de pêcher à Saint-Ouen, des gens traînaient au bout
d'un bâton des branches d'acacia en fleur.

Quelquefois une femme enceinte passait tendant les bras devant elle à un
tout petit enfant, et mettait sur un mur l'ombre de sa grossesse.

Tous allaient tranquillement, bienheureusement, d'un pas qui voulait
s'attarder, avec le dandinement allègre et la paresse heureuse de la
promenade. Personne ne se pressait, et sur la ligne toute plate de
l'horizon, traversée de temps en temps par la fumée blanche d'un train
de chemin de fer, les groupes de promeneurs faisaient des taches noires,
presque immobiles, au loin.

Ils arrivaient derrière Montmartre à ces espèces de grands fossés, à ces
carrés en contre-bas où se croisent de petits sentiers foulés et gris.
Un peu d'herbe était là frisée, jaunie et veloutée par le soleil qu'on
apercevait se couchant tout en feu dans les entre-deux des maisons. Et
Germinie aimait à y retrouver les cardeuses de matelas au travail, les
chevaux d'équarrissage pâturant la terre pelée, les pantalons garance
des soldats jouant aux boules, les enfants enlevant un cerf-volant noir
dans le ciel clair. Au bout de cela, l'on tournait, pour aller traverser
le pont du chemin de fer, par ce mauvais campement de chiffonniers, le
quartier des limousins du bas de Clignancourt. Ils passaient vite contre
ces maisons bâties de démolitions volées, et suant les horreurs qu'elles
cachent; ces huttes, tenant de la cabane et du terrier, effrayaient
vaguement Germinie: elle y sentait tapis tous les crimes de la Nuit.

Mais aux fortifications, son plaisir revenait. Elle courait s'asseoir
avec Jupillon sur le talus. À côté d'elle, étaient des familles en tas,
des ouvriers couchés à plat sur le ventre, de petits rentiers regardant
les horizons avec une lunette d'approche, des philosophes de misère,
arc-boutés des deux mains sur leurs genoux, l'habit gras de vieillesse,
le chapeau noir aussi roux que leur barbe rousse. L'air était plein de
bruits d'orgue. Au-dessous d'elle, dans le fossé, des sociétés jouaient
aux quatre coins. Devant les yeux, elle avait une foule bariolée, des
blouses blanches, des tabliers bleus d'enfants qui couraient, un jeu de
bague qui tournait, des cafés, des débits de vin, des fritureries, des
jeux de macarons, des tirs à demi cachés dans un bouquet de verdure d'où
s'élevaient des mâts aux flammes tricolores; puis au-delà, dans une
vapeur, dans une brume bleuâtre, une ligne de têtes d'arbres dessinait
une route. Sur la droite, elle apercevait Saint-Denis et le grand
vaisseau de sa basilique; sur la gauche, au-dessus d'une file de maisons
qui s'effaçaient, le disque du soleil se couchant sur Saint-Ouen était
d'un feu couleur cerise et laissait tomber dans le bas du ciel gris
comme des colonnes rouges qui le portaient en tremblant. Souvent le
ballon d'un enfant qui jouait passait une seconde sur cet éblouissement.

Ils descendaient, passaient la porte, longeaient les débits de saucisson
de Lorraine, les marchands de gaufres, les cabarets en planches, les
tonnelles sans verdure et au bois encore blanc où un pêle-mêle d'hommes,
de femmes, d'enfants, mangeaient des pommes de terre frites, des moules
et des crevettes, et ils arrivaient au premier champ, à la première
herbe vivante: sur le bord de l'herbe, il y avait une voiture à bras
chargée de pain d'épice et de pastilles de menthe, et une marchande de
coco vendait à boire sur une table dans le sillon... Étrange campagne où
tout se mêlait, la fumée de la friture à la vapeur du soir, le bruit des
palets d'un jeu de tonneau au silence versé du ciel, l'odeur de la
poudrette à la senteur des blés verts, la barrière à l'idylle, et la
Foire à la Nature! Germinie en jouissait pourtant; et poussant Jupillon
plus loin, marchant juste au bord du chemin, elle se mettait à passer,
en marchant, ses jambes dans les blés pour sentir sur ses bas leur
fraîcheur et leur chatouillement.

Quand ils revenaient, elle voulait remonter sur le talus. Il n'y avait
plus de soleil. Le ciel était gris en bas, rose au milieu, bleuâtre en
haut. Les horizons s'assombrissaient; les verdures se fonçaient,
s'assourdissaient, les toits de zinc des cabarets prenaient des lumières
de lune, des feux commençaient à piquer l'ombre, la foule devenait
grisâtre, les blancs de linge devenaient bleus. Tout peu à peu
s'effaçait, s'estompait, se perdait dans un reste mourant de jour sans
couleur, et de l'ombre qui s'épaississait commençait à monter, avec le
tapage des crécelles, le bruit d'un peuple qui s'anime à la nuit, et du
vin qui commence à chanter. Sur le talus, le haut des grandes herbes se
balançait sous la brise qui les inclinait. Germinie se décidait
partir. Elle revenait, toute remplie de la nuit tombante, s'abandonnant
à l'incertaine vision des choses entrevues, passant les maisons sans
lumière, revoyant tout sur son chemin comme pâli, lassée par la route
dure à ses pieds, et contente d'être lasse, lente, fatiguée, défaillante
à demi, et se trouvant bien.

Aux premiers réverbères allumés de la rue du Château, elle tombait d'un
rêve sur le pavé.




XIII.


Mme Jupillon avait, quand elle voyait Germinie, une physionomie de
bonheur, quand elle l'embrassait des effusions, quand elle lui parlait
des caresses de la voix, quand elle la regardait des douceurs de regard.
La bonté de l'énorme femme semblait, avec elle, s'abandonner
l'émotion, à la tendresse, à la confiance d'une sorte de tendresse
maternelle. Elle faisait entrer Germinie dans la confidence de ses
comptes de marchande, de ses secrets de femme, du fond le plus intime de
sa vie. Elle semblait se livrer à elle comme à une personne de son sang
qu'on initie à des intérêts de famille. Quand elle parlait d'avenir, il
était toujours question de Germinie comme de quelqu'un dont elle ne
devait être jamais séparée et qui faisait partie de la maison. Souvent,
elle laissait échapper de certains sourires discrets et mystérieux, des
sourires qui avaient l'air de tout voir et de ne pas se fâcher.
Quelquefois aussi, quand son fils était assis à côté de Germinie,
arrêtant tout à coup sur eux des yeux qui se mouillaient, des yeux de
mère, elle embrassait le couple d'un regard qui semblait unir et bénir
les deux têtes de ses enfants.

Sans jamais parler, sans prononcer un mot qui pût être un engagement,
sans s'ouvrir ni se lier, et tout en répétant que son fils était encore
bien jeune pour entrer en ménage, elle encouragea les espérances et les
illusions de Germinie par l'attitude de toute sa personne, ses airs de
secrète indulgence et de complicité de coeur, par ces silences où elle
semblait lui ouvrir les bras d'une belle-mère. Et déployant tous ses
talents de fausseté, usant de ses mines de sentiment, de sa finesse bon
enfant, de cette ruse ronde et enveloppée qu'ont les gens gras, la
grosse femme arrivait à faire tomber devant l'assurance, la promesse
tacite de ce mariage, les dernières résistances de Germinie qui à la fin
se laissait arracher par l'ardeur du jeune homme ce qu'elle croyait
donner d'avance à l'amour du mari.

Dans tout ce jeu, la crémière n'avait voulu qu'une chose: s'attacher et
conserver une domestique qui ne lui coûtait rien.




XIV.


Comme Germinie descendait un jour l'escalier de service, elle entendit
une voix l'appeler par-dessus la rampe, et Adèle lui crier de lui
remonter deux sous de beurre et dix sous d'absinthe.

--Ah! tu t'assiéras bien une minute, par exemple, lui dit Adèle quand
elle lui rapporta l'absinthe et le beurre. On ne te voit plus, tu
n'entres plus... Voyons! tu as bien le temps d'être avec ta vieille...
C'est moi qui ne pourrais pas vivre avec une figure d'antéchrist comme
ça! Reste donc... C'est la maison sans ouvrage ici aujourd'hui... Il n'y
a pas le sou... Madame est couchée... Toutes les fois qu'il n'y a pas
d'argent, elle se couche, madame; elle reste au lit toute la journée
lire des romans. Veux-tu de ça? Et elle lui offrit son verre
d'absinthe.--Non? c'est vrai, toi, tu ne bois pas... C'est drôle de ne
pas boire... T'as bien tort... Dis donc, tu serais bien gentille de me
faire un mot pour mon chéri... Labourieux... tu sais bien, je t'en ai
parlé... Tiens, v'la la plume à madame... et de son papier, qui sent
bon... Y es-tu?... En v'la un vrai, ma chère, c't' homme-là! Il est dans
la boucherie, je t'ai dit... Ah! par exemple, il ne faut pas le
contrarier!... Quand il vient de boire un verre de sang, après avoir tué
ses bêtes, il est comme fou... et si vous l'obstinez... ah! dame, il
cogne!... Mais qu'est-ce que tu veux? C'est d'être fort qu'il est comme
ça... Si tu le voyais se taper sur la poitrine des coups à tuer un boeuf,
et vous dire: Ça, c'est un mur!... Ah! c'est un monsieur, celui-là!...
Soignes-y sa lettre, hein? Que ça l'entortille... Dis-lui des choses
gentilles, tu sais... et un peu tristes... Il adore ça... Au spectacle,
il n'aime que quand on pleure... Tiens! mets que c'est toi qui écrives
un amoureux...

Germinie se mit à écrire.

--Dis donc, Germinie! Tu ne sais pas? Une drôle d'idée qui a passé par
la tête de madame... Est-ce curieux des femmes comme ça, qui peuvent
aller dans le plus grand, qui peuvent tout avoir, se payer des rois si
ça leur va! Et il n'y a pas à dire... c'est que quand on est comme
madame, quand on a ce corps-là!... Et puis avec des affutiots comme
elles s'en mettent tout plein, tout leur tralala de robes, de la
dentelle partout, enfin tout, qu'est-ce que tu veux qu'on y résiste? Et
si ce n'est pas un monsieur, si c'est quelqu'un comme nous... juge comme
cela le pince encore plus: c'est ça qui lui monte le coco, une femme en
velours... Oui, ma chère, figure-toi, v'la t'il pas que madame est
toquée de ce gamin de Jupillon! Il ne nous manquait plus que ça pour
crever de faim, ici!

Germinie, la plume levée sur la lettre commencée, regardait Adèle en la
dévorant des yeux.

--Tu en restes de là, n'est-ce pas? dit Adèle en lampant et savourant
l'absinthe à petites gorgées, la figure allumée de joie devant le visage
décomposé de Germinie. Ah! le fait est que c'est cocasse; mais pour
vrai, c'est vrai, je t'en flanque mon billet... Elle a remarqué le gamin
sur le pas de la boutique, l'autre jour en revenant des Courses... Elle
est entrée deux ou trois fois sous prétexte d'acheter quelque chose.
Elle doit se faire apporter de la parfumerie... je crois, demain... Ah!
bast, n'est-ce pas? Ça les regarde... Eh bien! et ma lettre? Ça t'embête
ce que je t'ai dit? Tu faisais ta bégueule... Moi je ne savais pas...
Ah! bien, c'est ça, nous y sommes... Ce que tu me disais pour le
petit... je crois bien que tu ne voulais pas qu'on y touche! Farceuse!

Et sur un geste de dénégation de Germinie:

--Va donc, va donc! reprit Adèle. Qué que ça me fait? Un enfant que, si
on le mouchait, il lui sortirait du lait! Merci! Ce n'est pas mon
genre... Enfin, ce sont tes affaires... Voyons maintenant ma lettre,
hein?

Germinie se pencha sur la feuille de papier. Mais elle avait la fièvre;
ses doigts nerveux faisaient cracher la plume.--Tiens, fit-elle en la
rejetant au bout de quelques instants, je ne sais pas ce que j'ai
aujourd'hui... Je t'écrirai cela un autre jour...

--Comme tu voudras, ma petite... mais j'y compte. Viens donc demain...
Je te raconterai les farces de madame... Nous rirons!

Et, la porte fermée, Adèle se mit à pouffer de rire: il ne lui en avait
coûté qu'une blague pour avoir le secret de Germinie.




XV.


L'amour n'avait été pour le jeune Jupillon que la satisfaction d'une
certaine curiosité du mal, cherchant dans la connaissance et la
possession d'une femme le droit et le plaisir de la mépriser. Cet homme,
sortant de l'enfance, avait apporté à sa première liaison, pour toute
ardeur et toute flamme, les froids instincts de polissonnerie
qu'éveillent chez les enfants les mauvais livres, les confidences de
camarades, les conversations de pension, le premier souffle d'impureté
qui déflore le désir. Ce que le jeune homme met autour de la femme qui
lui cède, ce dont il la voile, les caresses, les mots aimants, les
imaginations de tendresse, rien de cela n'existait pour Jupillon. La
femme n'était pour lui qu'une image obscène; et une passion de femme lui
paraissait uniquement je ne sais quoi de défendu, d'illicite, de
grossier, de cynique et de drôle, une chose excellente pour la
désillusion et l'ironie.

L'ironie,--l'ironie basse, lâche et mauvaise du bas peuple,--c'était
tout ce garçon. Il incarnait le type de ces Parisiens qui portent sur la
figure le scepticisme gouailleur de la grande ville de blague où ils
sont nés. Le sourire, cet esprit et cette malice de la physionomie
parisienne, était toujours chez lui moqueur, impertinent. Jupillon avait
la gaieté de la bouche méchante, presque de la cruauté aux deux coins
des lèvres retroussées et tressaillantes de mouvements nerveux. Sur son
visage pâle des pâleurs que renvoie au teint l'eau-forte mordant le
cuivre, dans ses petits traits nets, décidés, effrontés, se mêlaient la
crânerie, l'énergie, l'insouciance, l'intelligence, l'impudence, toutes
sortes d'expressions coquines qu'adoucissait chez lui, à de certaines
heures, un air de câlinerie féline. Son état de coupeur de gants,--il
s'était arrêté à la ganterie après deux ou trois essais malheureux
d'apprentissages divers,--l'habitude de travailler à la vitrine, d'être
un spectacle pour les passants, avaient donné à toute sa personne un
aplomb et des élégances de poseur. À l'atelier sur la rue, avec sa
chemise blanche, sa petite cravate noire à la Colin, son pantalon serré
sur les reins, il avait pris les dandinements, les prétentions de tenue,
les grâces «canaille» de l'ouvrier regardé. Et de douteuses élégances,
la raie au milieu de la tête, les cheveux sur les tempes, des cols de
chemise rabattus, lui découvrant tout le cou, la recherche des
apparences et des coquetteries féminines, lui donnaient une tournure
incertaine, que faisaient plus ambiguë sa figure imberbe et seulement
tachée de deux petits pinceaux de moustache, ses traits sans sexe où la
passion et la colère mettaient tout le mauvais d'une mauvaise petite
tête de femme. Mais pour Germinie tous ces airs et ce genre de Jupillon
étaient de la distinction.

Ainsi fait, n'ayant rien en lui pour aimer, incapable de se laisser
attacher même par ses sens, Jupillon se trouva tout embarrassé et tout
ennuyé devant cette adoration qui s'enivrait d'elle-même et dont la
fureur allait toujours croissant. Germinie l'assommait. Il la trouvait
ridicule dans l'humiliation, comique dans le dévouement. Il en était
las, dégoûté, insupporté. Il avait assez de son amour, assez de sa
personne. Et il ne tarda pas à s'en écarter, sans charité, sans pitié.
Il se sauva d'elle. Il échappa à ses rendez-vous. Il prétexta des
contretemps, des courses à faire, un travail pressé. Le soir, elle
l'attendait, il ne venait pas; elle le croyait occupé: il était
quelque billard borgne, à quelque bal de barrière.




XVI.


C'était bal à la _Boule-Noire_, un jeudi. On dansait.

La salle avait le caractère moderne des lieux de plaisir du peuple. Elle
était éclatante d'une richesse fausse et d'un luxe pauvre. On y voyait
des peintures et des tables de marchands de vin, des appareils de gaz
dorés et des verres à boire un _poisson_ d'eau-de-vie, du velours et des
bancs en bois, les misères et la rusticité d'une guinguette dans le
décor d'un palais de carton.

Des lambrequins de velours grenat avec un galon d'or, pendus aux
fenêtres, se répétaient économiquement en peinture sous les glaces
éclairées d'un bras à trois lumières. Aux murs, dans de grands panneaux
blancs, des pastorales de Boucher, cerclées d'un cadre peint,
alternaient avec les Saisons de Prudhon, étonnées d'être là; et sur les
dessus des fenêtres et des portes, des Amours hydropiques jouaient entre
cinq roses décollées d'un pot de pommade de coiffeur de banlieue. Des
poteaux carrés, tachés de maigres arabesques, soutenaient le milieu de
la salle, au centre de laquelle une petite tribune octogone portait
l'orchestre. Une barrière de chêne à hauteur d'appui et qui servait de
dossier à une maigre banquette rouge, enfermait la danse. Et contre
cette barrière, en dehors, des tables peintes en vert, avec des bancs de
bois se serraient sur deux rangs, et entouraient le bar avec un café.

Dans l'enceinte de la danse, sous le feu aigu et les flammes dardées du
gaz, étaient toutes sortes de femmes vêtues de lainages sombres, passés,
flétris, des femmes en bonnet de tulle noir, des femmes en paletot noir,
des femmes en caracos élimés et râpés aux coutures, des femmes engoncées
dans la palatine en fourrure des marchandes en plein vent et des
boutiquières d'allées. Au milieu de cela pas un col qui encadrât la
jeunesse des visages, pas un bout de jupon clair s'envolant du
tourbillon de la danse, pas un réveillon de blanc dans ces femmes
sombres jusqu'au bout de leurs bottines ternes, et tout habillées des
couleurs de la misère. Cette absence de linge mettait dans le bal un
deuil de pauvreté; elle donnait à toutes ces figures quelque chose de
triste et de sale, d'éteint, de terreux, comme un vague aspect sinistre
où se mêlait le retour de l'Hôpital au retour du Mont-de-piété!

Une vieille en cheveux, la raie sur le côté de la tête, passait, devant
les tables, une corbeille remplie de morceaux de gâteau de Savoie et de
pommes rouges. De temps en temps la danse, dans son branle et son
tournoiement, montrait un bas sale, le type juif d'une vendeuse
d'éponges de la rue, des doigts rouges au bout de mitaines noires, une
figure bise à moustache, une sous-jupe tachée de la crotte de
l'avant-veille, une crinoline d'occasion forcée et toute bossue, de
l'indienne de village à fleurs, un morceau de défroque de femme
entretenue.

Les hommes avaient le paletot, la petite casquette flasque rabattue par
derrière, le cache-nez de laine dénoué et pendant dans le dos. Ils
invitaient les femmes en les tirant par les rubans de leurs bonnets,
volant derrière elles. Quelques-uns, en chapeaux, en redingotes, en
chemises de couleur avaient un air de domesticité insolente et d'écurie
de grande maison.

Tout sautait et s'agitait. Les danseuses se démenaient, tortillaient,
cabriolaient, animées, pataudes et déchaînées sous le coup de fouet
d'une joie bestiale. Et dans les avant-deux, l'on entendait des adresses
se donner: Impasse du Dépotoir.

Ce fut là que Germinie entra, au moment où finissait le quadrille sur
l'air de la _Casquette du père Bugeaud_, dans lequel les cymbales, les
grelots de poste, le tambour, avaient donné à la danse l'étourdissement
et la folie de leur bruit. D'un regard elle embrassa la salle, tous les
hommes ramenant leurs danseuses à la place marquée par leurs casquettes:
on l'avait trompée; _il_ n'y était pas, elle ne le vit pas. Cependant
elle attendit. Elle entra dans l'enceinte du bal, et s'assit, en tâchant
de ne pas avoir l'air trop gêné, sur le bord d'une banquette. À leurs
bonnets de linge, elle avait jugé que les femmes assises en file à côté
d'elle étaient des domestiques comme elle: des camarades l'intimidaient
moins que ces petites filles du bal, en cheveux et en filet, les mains
dans les poches de leur paletot, l'oeil effronté, la bouche chantonnante.
Mais bientôt elle éveilla, même sur son banc, une attention
malveillante. Son chapeau,--une douzaine de femmes seulement dans le bal
portaient chapeau,--son jupon à dents dont le blanc passait sous sa
robe, la broche d'or de son châle, firent autour d'elle une curiosité
hostile. On lui jeta des regards, des sourires qui lui voulaient du mal.
Toutes les femmes avaient l'air de se demander d'où sortait cette
nouvelle venue, et de se dire qu'elle venait prendre les amants des
autres. Des amies qui se promenaient dans la salle, nouées comme pour
une valse, avec leurs mains glissées à la taille, en passant devant
elle, lui faisaient baisser les yeux, puis s'éloignaient avec des
haussements d'épaule, en tournant la tête.

Elle changeait de place: elle retrouvait les mêmes sourires, la même
hostilité, les mêmes chuchotements. Elle alla jusqu'au fond de la salle:
tous ces yeux de femmes l'y suivaient; elle se sentait enveloppée de
regards de méchanceté et d'envie, depuis le bas de sa robe jusqu'aux
fleurs de son chapeau. Elle était rouge. Par moments elle craignait de
pleurer. Elle voulait s'en aller, mais le courage lui masquait pour
traverser la salle toute seule.

Elle se mit à regarder machinalement une vieille femme faisant lentement
le tour de la salle d'un pas silencieux comme le vol d'un oiseau de nuit
qui tourne. Un chapeau noir, couleur de papier brûlé, enfermait ses
bandeaux de cheveux grisonnants. De ses épaules d'homme, carrées et
remontées, pendait un tartan écossais aux couleurs mortes. Arrivée à la
porte, elle jeta un dernier regard dans la salle, et l'embrassa toute de
l'oeil d'un vautour qui cherche de la viande, et n'en trouve pas.

Tout à coup, on cria: c'était un garde de Paris, qui jetait à la porte
un petit jeune homme essayant de lui mordre les mains, et se cramponnant
aux tables contre lesquelles, en tombant, il faisait le bruit sec d'une
chose qui se casse...

Comme Germinie détournait la tête, elle aperçut Jupillon: il était là,
dans un rentrant de fenêtre, à une table verte, fumant, entre deux
femmes. L'une était une grande blonde, aux cheveux de chanvre rares et
frisotés, la figure plate et bête, les yeux ronds. Une chemise de
flanelle rouge lui plissait au dos, et elle faisait sauter avec les deux
mains les deux poches d'un tablier noir sur sa jupe marron. L'autre,
petite, noireaude, toute rouge de s'être débarbouillée au savon, était
encapuchonnée, avec une coquetterie de harangère, dans une capeline de
tricot blanc à bordure bleue.

Jupillon avait reconnu Germinie. Quand il la vit se lever et venir
lui, les yeux fixes, il se pencha à l'oreille de la femme à la capeline,
et se carrant dans sa pose, les deux coudes sur la table, il attendit.

--Tiens! te v'la, fit-il quand Germinie fut devant lui immobile, droite,
muette. En voilà une, de surprise!... Garçon! un autre saladier!

Et vidant le saladier de vin sucré dans le verre des deux
femmes:--Voyons, reprit-il, ne fais pas ta tête... Mets-toi là...

Et comme Germinie ne bougeait pas;--Va donc! C'est des dames à mes
amis... demande-leur!--Mélie, dit à l'autre femme la femme à la
capeline, avec sa voix de _mauvaise gale_, tu ne vois donc pas? C'est la
mère à monsieur! Fais y donc place à c'te dame, puisqu'elle veut bien
boire avec nous...

Germinie jeta à la femme un regard d'assassin.

--Eh bien! quoi? reprit la femme; ça vous vexe, madame? Excusez! fallait
prévenir... Quel âge donc qu'elle se croit, hein, Mélie? Sapristi! Tu
les choisis jeunes, toi, tu ne te gênes pas!...

Jupillon souriait en dessous, se dandinait, ricanait en dedans. Toute sa
personne laissait percer la joie lâche qu'ont les méchants à voir
souffrir ceux qui souffrent de les aimer.

--J'ai à te parler... à toi... pas ici... en bas, lui dit Germinie.

--Bien de l'agrément! Arrives-tu, Mélie? dit la femme à la capeline en
rallumant un bout de cigare éteint, oublié par Jupillon sur la table,
près d'un rond de citron.

--Qu'est-ce que tu veux? fit Jupillon remué malgré lui par l'accent de
Germinie.

--Viens!

Et elle se mit à marcher devant lui. Sur son passage, on se pressait, on
riait. Elle entendait des voix, des phrases, un murmure de huées.




XVII.


Jupillon promit à Germinie de ne plus retourner au bal. Mais le jeune
homme avait un commencement de réputation à la Brididi, dans ces
bastringues de barrière, à la _Boule-Noire_, à la _Reine Blanche_,
l'_Ermitage_. Il était devenu le danseur qui fait lever les
consommateurs des tables, le danseur qui suspend toute une salle à la
semelle de sa botte jetée à deux pouces au-dessus de sa tête, le danseur
qu'invitent et que rafraîchissent quelquefois, pour danser avec elles,
les danseuses de l'endroit. Le bal pour lui n'était plus seulement le
bal, c'était un théâtre, un public, une popularité, des
applaudissements, le murmure flatteur de son nom dans des groupes,
l'ovation d'une gloire de cancan dans le feu des quinquets.

Le dimanche, il n'alla pas à la _Boule-Noire_; mais le jeudi qui suivit
ce dimanche, il y retourna; et Germinie, voyant bien qu'elle ne pouvait
l'empêcher d'y aller, se décida à l'y suivre et à y rester tout le temps
qu'il y restait. Assise à une table, au fond, dans le coin le moins
éclairé de la salle, elle le suivait et le guettait des yeux pendant
toute la contre-danse; et le quadrille fini, s'il tardait, elle allait
le reprendre, le retirer presque de force des mains et des caresses des
femmes s'obstinant à le tirailler, à le retenir par un jeu de
méchanceté.

Comme bientôt on la connut, l'injure autour d'elle ne fut plus vague,
sourde, lointaine, comme au premier bal. Les paroles l'attaquèrent en
face, les rires lui parlèrent tout haut. Elle fut obligée de passer ses
trois heures dans des risées qui la désignaient, la montraient du doigt,
la nommaient, lui clouaient son âge sur la figure. Elle était à tout
moment obligée d'essuyer ce mot: la vieille! que les jeunes drôlesses
lui crachaient en passant, par-dessus l'épaule. Encore celles-là la
regardaient-elles; mais souvent des danseuses invitées à boire par
Jupillon, amenées par lui à la table où était Germinie, buvant le
saladier de vin chaud qu'elle payait, restaient accoudées, la joue sur
la main, paraissant ne pas voir qu'il y avait une femme là, avançant sur
sa place comme sur une place vide, et ne lui répondant pas quand elle
leur parlait. Germinie eût tué ces femmes que Jupillon lui faisait
régaler et qui la méprisaient tant qu'elles ne s'apercevaient pas
seulement de sa présence.

Il arriva qu'à bout de souffrances, révoltée de tout ce qu'elle buvait
là d'humiliations, elle eut l'idée de danser, elle aussi. Elle ne voyait
que ce moyen de ne pas laisser son amant à d'autres, de le tenir toute
la soirée, peut-être de l'attacher à son succès si elle avait la chance
de réussir. Tout un mois elle travailla, en cachette, pour arriver
danser. Elle répéta les figures, les pas. Elle força son corps, elle sua
à chercher ces coups de reins, ces tours de jupe qu'elle voyait
applaudir. Au bout de cela, elle se risqua: mais tout la démonta et
ajouta à sa gaucherie, le milieu hostile dans lequel elle se sentait,
les sourires d'étonnement et de pitié qui avaient couru sur les lèvres
lorsqu'elle avait pris place dans l'enceinte de la danse. Elle fut si
ridicule et si moquée qu'elle n'eut pas le courage de recommencer. Elle
se renfonça sombrement dans son coin obscur, n'en sortant que pour aller
chercher et ramener Jupillon avec la muette violence d'une femme qui
arrache son homme au cabaret et le remporte par le bras.

Le bruit se répandit bientôt dans la rue que Germinie allait à ces bals,
qu'elle n'en manquait pas un. La fruitière, chez laquelle Adèle avait
déjà bavardé, envoya son fils «pour voir;» il revint en disant que
c'était vrai, et raconta toutes les misères qu'on faisait à Germinie et
qui ne l'empêchaient pas de revenir. Alors il n'y eut plus de doute dans
le quartier sur les relations de la domestique de mademoiselle avec
Jupillon, relations que quelques âmes charitables contestaient encore.
Le scandale éclata, et, en une semaine, la pauvre fille, traînée dans
toutes les médisances du quartier, baptisée et saluée des plus sales
noms de la langue des rues, tomba d'un coup, de l'estime la plus
hautement témoignée, au mépris le plus brutalement affiché.

Jusque-là son orgueil--et il était grand--avait joui de ce respect, de
cette considération qui entoure, dans les quartiers de lorettes, la
domestique qui sert honnêtement une personne honnête. On l'avait
habituée à des égards, à des déférences, à des attentions. Elle était
part de ses camarades. Sa probité insoupçonnable, sa conduite dont il
n'y avait rien à dire, sa position de confiance chez mademoiselle, ce
qui rejaillissait sur elle de l'honorabilité de sa maîtresse, faisaient
que les marchands la traitaient sur un autre pied que les autres bonnes.
Ou lui parlait la casquette à la main; on lui disait toujours:
_mademoiselle Germinie_. On se dépêchait de la servir; on lui avançait
l'unique chaise de la boutique pour la faire attendre. Lors même qu'elle
marchandait, on restait poli avec elle, et on ne l'appelait pas râleuse.
Les plaisanteries un peu trop vives s'arrêtaient devant elle. Elle était
invitée aux grands repas, aux fêtes de famille, consultée sur les
affaires.

Tout changea dès que furent connues ses relations avec Jupillon, ses
assiduités à la _Boule-Noire_. Le quartier se vengea de l'avoir
respectée. Les bonnes éhontées de la maison s'approchèrent d'elle comme
d'une semblable. Une, dont l'amant était à Mazas, lui dit: «Ma chère.»
Les hommes l'abordèrent avec familiarité, la tutoyèrent du regard, du
ton, du geste, de la main. Les enfants mêmes, sur le trottoir, autrefois
dressés à lui faire «un beau serviteur,» se sauvèrent d'elle comme d'une
personne dont on leur avait dit d'avoir peur. Elle se sentait traitée
sous la main, servie à la diable. Elle ne pouvait faire un pas sans
marcher dans le mépris, et recevoir sa honte sur la joue.

Ce fut pour elle une horrible déchéance d'elle-même. Elle souffrit comme
si on lui arrachait, lambeau à lambeau, son honneur dans le ruisseau.
Mais à mesure qu'elle souffrait, elle se serrait contre son amour et se
cramponnait à lui. Elle ne lui en voulait pas, elle ne lui reprochait
rien. Elle s'y attachait par toutes les larmes qu'il faisait pleurer
son orgueil. Et toute repliée, resserrée sur sa faute, on la voyait dans
cette rue où elle passait tout à l'heure fière, et le front haut, aller
furtive et fuyante, l'échine basse, le regard oblique, inquiète d'être
reconnue, pressant le pas devant les boutiques qui lui balayaient leurs
médisances sur les talons.




XVIII.


Jupillon se plaignait sans cesse de l'ennui de travailler pour les
autres, de ne pas être «à ses pièces,» de ne pouvoir trouver dans la
bourse de sa mère quinze ou dix-huit cents francs. Il ne demandait pas
une plus grosse somme pour louer deux chambres, au rez-de-chaussée et
monter un petit fonds de ganterie. Et déjà il faisait ses plans et ses
rêves: il s'établirait dans le quartier, quartier excellent pour son
commerce, plein d'acheteuses et de gâcheuses de chevreaux à cinq francs.
Aux gants, il joindrait bientôt la parfumerie, les cravates; puis avec
de gros bénéfices, son fonds revendu, il irait prendre un magasin rue
Richelieu.

Chaque fois qu'il parlait de cela, Germinie lui demandait mille
explications. Elle voulait savoir tout ce qu'il faut pour s'établir.
Elle se faisait nommer les outils, les accessoires, indiquer leurs prix,
leurs débitants. Elle l'interrogeait sur son état, son travail, si
curieusement, si longuement, qu'à la fin Jupillon impatienté finissait
par lui dire:--Qu'est-ce que ça te fait tout ça? L'ouvrage m'embête déj
assez; ne m'en parle pas!

Un dimanche, elle montait avec lui vers Montmartre. Au lieu de prendre
par la rue Frochot, elle prit par la rue Pigalle.

--Mais ce n'est pas par là, lui dit Jupillon.--Je sais bien, dit-elle,
viens toujours.

Elle lui avait pris le bras et marchait en se détournant un peu de lui
pour qu'il ne vît pas ce qui passait sur son visage. Au milieu de la rue
Fontaine-Saint-Georges, elle l'arrêta brusquement devant deux fenêtres
de rez-de-chaussée, et lui dit:

--Tiens! Elle tremblait de joie.

Jupillon regarda: il vit entre les deux fenêtres sur une plaque
lettres de cuivre qui brillaient:

_Magasin de Ganterie_.

JUPILLON.

Il vit des rideaux blancs à la première fenêtre. À travers les carreaux
de la seconde, il aperçut des casiers, des cartons, et devant, le petit
établi de son état, avec les grands ciseaux, le pot à _retailles_, et le
couteau à _piquer_ pour _déborder_ les peaux.

--Ta clef est chez le portier, lui dit-elle.

Ils entrèrent dans la première pièce, dans le magasin.

Elle se mit à vouloir tout lui montrer. Elle lui ouvrait les cartons, et
elle riait. Puis poussant la porte de l'autre chambre:--Vois-tu, tu
n'étoufferas pas là comme dans la soupente de ta mère... Ça te plaît-il?
Oh! ce n'est pas beau, mais c'est propre... Je t'aurais voulu de
l'acajou.... Ça te plaît-il, cette descente de lit là?... Et le
papier... je je n'y pensais plus... Elle lui mit dans la main une
quittance de loyer.--Tiens! c'est pour six mois... Ah! dame, il faut que
tu te mettes tout de suite à gagner de l'argent... Voilà mes quatre sous
de la caisse d'épargne finis du coup... Ah! tiens, laisse-moi
m'asseoir... T'as l'air si content... ça me fait un effet... ça me
tourne... je n'ai plus de jambes....

Et elle se laissa glisser sur une chaise. Jupillon se pencha sur elle
pour l'embrasser.

--Ah! oui, il n'y en a plus, lui dit-elle, en lui voyant chercher de
l'oeil ses boucles d'oreilles, c'est comme mes bagues... Tiens, vois-tu,
plus rien...

Et elle lui montra ses mains dégarnies des pauvres bijoux qu'elle avait
travaillé si longtemps à s'acheter.--Ç'a été le fauteuil, tout ça,
vois-tu... mais il est tout crin...

Et comme Jupillon restait devant elle avec l'air d'un homme embarrassé
qui cherche les phrases d'un remerciement:

--Mais tu es tout drôle... Qu'est-ce que tu as?... Ah! c'est pour ça?...
Et elle lui montra la chambre.--T'es bête!... je t'aime, n'est-ce pas?
Eh bien?

Germinie dit cela simplement, comme le coeur dit les choses sublimes.




XIX.


Elle devint enceinte.

D'abord elle douta, elle n'osait le croire. Puis, quand elle fut
certaine d'être grosse, une immense joie la remplit, une joie qui lui
noya l'âme. Son bonheur fut si grand et si fort qu'il étouffa d'un seul
coup les angoisses, les craintes, le tremblement de pensées qui se mêle
d'ordinaire à la maternité des femmes non mariées et leur empoisonne
l'attente de l'enfantement, la divine espérance vivante et remuante en
elles. L'idée du scandale de sa liaison découverte, de l'éclat de sa
faute dans le quartier, l'idée de cette chose abominable qui l'avait
fait toujours penser au suicide: le déshonneur, même la peur de se voir
découverte par mademoiselle, d'être chassée par elle, rien de tout cela
ne put toucher à sa félicité. Comme si elle l'eût déjà soulevé dans ses
bras devant elle, l'enfant qu'elle attendait ne lui laissait rien voir
que lui; et se cachant à peine, elle portait presque fièrement, sous les
regards de la rue, sa honte de femme dans l'orgueil et le rayonnement de
la mère qu'elle allait être.

Elle se désolait seulement d'avoir dépensé toutes ses économies, d'être
sans argent et en avance de plusieurs mois sur ses gages avec sa
maîtresse. Elle regrettait amèrement d'être pauvre pour recevoir son
enfant. Souvent, en passant rue Saint-Lazare, elle s'arrêtait devant un
magasin de blanc à l'étalage duquel étaient exposées des layettes
d'enfants riches. Elle dévorait des yeux tout ce joli linge ouvragé et
coquet, les bavettes de piqué, la longue robe à courte taille garnie de
broderies anglaises, toute cette toilette de chérubin et de poupée. Une
terrible envie, l'envie d'une femme grosse, la prenait de briser la
glace et de voler tout cela: derrière l'échafaudage de l'étalage, les
commis habitués à la voir stationner se la montraient en riant.

Puis encore par instants, dans ce bonheur qui l'inondait, dans ce
ravissement de joie qui soulevait tout son être, une inquiétude la
traversait. Elle se demandait comment le père accepterait son enfant.
Deux ou trois fois, elle avait voulu lui annoncer sa grossesse, et
n'avait pas osé. Enfin un jour, lui voyant la figure qu'elle attendait
depuis si longtemps pour lui tout dire, une figure où il y avait un peu
de tendresse, elle lui avoua, en rougissant et comme en lui demandant
pardon, ce qui la rendait si heureuse.--En voilà une idée! fit Jupillon.

Puis, quand elle l'eut assuré que ce n'était pas une idée, qu'elle était
positivement grosse de cinq mois:--De la chance! reprit le jeune
homme.--Merci! Et il jura.--Veux-tu me dire un peu, qu'est-ce qui lui
donnera la becquée, à ce moineau-là?

--Oh! sois tranquille!... il ne pâtira pas, ça me regarde... Et puis ça
sera si gentil!... N'aie pas peur, on ne saura rien... Je
m'arrangerai... Tiens! les derniers jours, je marcherai comme ça, la
tête en arrière... je ne porterai plus de jupons... je me serrerai, tu
verras!... On ne s'apercevra de rien, je te dis.... Un petit enfant,
nous deux, songe donc!

--Enfin puisque ça y est, ça y est, n'est-ce pas? fit le jeune homme.

--Dis donc, hasarda timidement Germinie, si tu le disais à ta mère?

--À m'man?.... Ah! non, par exemple... Il faut que tu accouches....
Ensuite de ça, nous apporterons le moutard à la maison... Ça lui donnera
un coup, et peut-être qu'elle nous lâchera son consentement.




XX.


Le jour des Rois arriva. C'était le jour d'un grand dîner donné
régulièrement chaque année par Mlle de Varandeuil. Elle invitait ce
jour-là tous les enfants de sa famille, ou de ses amitiés, petits ou
grands. À peine si le petit appartement pouvait les contenir. On était
obligé de mettre une partie des meubles sur le carré. Et l'on dressait
une table dans chacune des deux pièces qui formaient tout l'appartement
de mademoiselle. Pour les enfants, ce jour était une grande joie qu'ils
se promettaient huit jours d'avance. Ils montaient en courant
l'escalier, derrière les garçons pâtissiers. À table, ils mangeaient
trop sans être grondés. Le soir ils ne voulaient pas se coucher,
grimpaient sur les chaises, et faisaient un tapage qui donnait toujours
à Mlle de Varandeuil une migraine le lendemain; mais elle ne leur en
voulait pas: elle avait eu les bonheurs d'une fête de grand'mère à les
entendre, à les voir, à leur nouer par derrière la serviette blanche qui
les faisait paraître si roses. Et pour rien au monde elle n'eût manqué
de donner ce dîner, qui remplissait son appartement de vieille fille de
toutes ces petites têtes blondes de petits diables, et y mettait en un
jour du bruit, de la jeunesse et des rires pour un an.

Germinie était en train de faire ce dîner. Elle fouettait une crème dans
une terrine sur ses genoux, quand tout à coup elle sentit les premières
douleurs. Elle se regarda dans le bout de glace cassée qu'elle avait
au-dessus de son buffet de cuisine: elle se vit pâle. Elle descendit
chez Adèle:--Donne-moi le rouge à ta maîtresse, lui dit-elle. Et elle
s'en mit sur les joues. Puis elle remonta, et ne voulant pas s'écouter
souffrir, elle finit son dîner. Il fallait le servir, elle le servit. Au
dessert, pour donner des assiettes, elle s'appuyait aux meubles, se
retenait au dossier des chaises, cachant sa torture avec l'horrible
sourire crispé des gens dont les entrailles se tordent.

--Ah! çà, tu es malade?... lui dit sa maîtresse en la regardant.

--Oui, mademoiselle un peu... c'est peut-être le charbon, la cuisine...

--Allons, va te coucher... on n'a plus besoin de toi, tu desserviras
demain.

Elle redescendit chez Adèle.

--Ça y est, lui dit-elle, vite un fiacre... C'est rue de la Huchette,
que tu m'as dit, en face d'un planeur de cuivre, ta sage-femme, n'est-ce
pas? Tu n'as pas une plume, du papier?

Et elle se mit à écrire un mot pour sa maîtresse. Elle lui disait
qu'elle était trop souffrante, qu'elle allait à l'hôpital, qu'elle ne
lui disait pas où, parce qu'elle se fatiguerait à venir la voir, que
dans huit jours elle serait revenue.

--Voilà! fit Adèle essoufflée en lui donnant le numéro du fiacre.

--Je peux y rester... lui dit Germinie, pas un mot à mademoiselle...
Voilà tout... Jure-moi, pas un mot!

Elle descendait l'escalier, lorsqu'elle rencontra Jupillon:

--Tiens! fit-il, où vas-tu? tu sors?

--Je vais accoucher... Ça m'a pris dans la journée... Il y avait un
grand dîner... Ah! ç'a été dur!... Pourquoi viens-tu? Je t'avais dit de
ne jamais venir, je ne veux pas!

--C'est que... je vais te dire... dans ce moment-ci j'ai absolument
besoin de quarante francs. Mais là, vrai, absolument besoin.

--Quarante francs! Mais je n'ai que juste pour la sage-femme...

--C'est embêtant... voilà! Que veux-tu? Et il lui donna le bras pour
l'aider à descendre.--Cristi! je vais avoir du mal à les avoir tout de
même.

Il avait ouvert la portière de la voiture:--Où faut-il qu'il te mène?

--À la Bourbe... lui dit Germinie. Et elle lui glissa les quarante
francs dans la main.

--Laisse donc, fit Jupillon.

--Ah! va... là ou autre part! Et puis j'ai encore sept francs.

Le fiacre partit.

Jupillon resta un moment immobile sur le trottoir, regardant les deux
napoléons dans sa main. Puis il se mit à courir après le fiacre, et,
l'arrêtant, il dit à Germinie par la portière:

--Au moins, je vais te conduire?

--Non, je souffre trop... J'aime mieux être seule, lui répondit
Germinie, en se tortillant sur les coussins du fiacre.

Au bout d'une éternelle demi-heure, le fiacre s'arrêta rue de
Port-Royal, devant une porte noire surmontée d'une lanterne violette qui
annonçait aux étudiants en médecine de passage dans la rue qu'il y
avait, cette nuit-là et dans ce moment-là, la curiosité et l'intérêt
d'un accouchement laborieux à la Maternité.

Le cocher descendit de son siège et sonna. Le concierge, aidé d'une
fille de salle, prenant Germinie sous les bras, la monta à l'un des
quatre lits de la salle d'accouchement. Une fois dans le lit, ses
douleurs se calmèrent un peu. Elle regarda autour d'elle, vit les autres
lits vides, et au fond de l'immense pièce, une grande cheminée de
campagne flambante d'un grand feu devant lequel, accrochés à une barre
de fer, séchaient des langes, des draps, des alèses.

Une demi-heure après, Germinie accouchait; elle mit au monde une petite
fille. On roula son lit dans une autre salle. Elle était là depuis
plusieurs heures, abîmée dans ce doux affaissement de la délivrance qui
suit les épouvantables déchirements de l'enfantement, tout heureuse et
tout étonnée de vivre encore, nageant dans le soulagement et
profondément pénétrée du vague bonheur d'avoir créé. Tout à coup, un
cri:--Je me meurs! lui fit regarder à côté d'elle: elle vit une de ses
voisines jeter ses bras autour du cou d'une élève sage-femme de garde,
retomber presque aussitôt, remuer un instant sous les draps, puis ne
plus bouger. Presque au même instant, d'un lit à côté, il s'éleva un
autre, cri horrible, perçant, terrifié, le cri de quelqu'un qui voit la
mort: c'était une femme qui appelait avec des mains désespérées la jeune
élève; l'élève accourut, se pencha, et tomba raide évanouie par terre.

Alors le silence revint; mais entre ces deux mortes et cette demi-morte
que le froid du carreau mit plus d'une heure à faire revenir, Germinie
et les autres femmes encore vivantes dans la salle restèrent sans même
oser tirer la sonnette d'appel et de secours pendue dans chaque lit.

Il y avait alors à la Maternité une de ces terribles épidémies
puerpérales qui soufflent la mort sur la fécondité humaine, un de ces
empoisonnements de l'air qui vident, en courant, par rangées, les lits
des accouchées, et qui autrefois faisaient fermer la Clinique: on
croirait voir passer la peste, une peste qui noircit les visages en
quelques heures, enlève tout, emporte les plus fortes, les plus jeunes,
une peste qui sort des berceaux, la Peste noire des mères! C'était tout
autour de Germinie, à toute heure, la nuit surtout, des morts telles
qu'en fait la fièvre de lait, des morts qui semblaient violer la nature,
des morts tourmentées, furieuses de cris, troublées d'hallucination et
de délire, des agonies auxquelles il fallait mettre la camisole de force
de la folie, des agonies qui s'élançaient tout à coup, hors d'un lit, en
emportant les draps, et faisaient frissonner toute la salle de l'idée de
voir revenir les mortes de l'amphithéâtre! La vie s'en allait là comme
arrachée du corps. La maladie même y avait une forme d'horreur et une
monstruosité d'apparence. Dans les lits, aux lueurs des lampes, les
draps se soulevaient vaguement et horriblement, au milieu, sous les
enflures de la péritonite.

Pendant cinq jours, Germinie, pelotonnée et se ramassant dans son lit,
fermant comme elle pouvait les yeux et les oreilles, eut la force de
combattre toutes ces terreurs et de n'y céder que par moments. Elle
voulait vivre et elle se rattachait à ses forces par la pensée de son
enfant, par le souvenir de mademoiselle. Mais le sixième jour, elle fut
à bout d'énergie, son courage l'abandonna. Un froid lui passa dans
l'âme. Elle se dit que tout était fini. Cette main que la mort vous pose
sur l'épaule, le pressentiment de mourir, la touchait déjà. Elle sentait
cette première atteinte de l'épidémie, la croyance de lui appartenir et
l'impression d'en être déjà à demi possédée. Sans se résigner, elle
s'abandonnait. À peine si sa vie, vaincue d'avance, faisait encore
l'effort de se débattre. Elle en était là, lorsqu'une tête se pencha,
comme une lumière, sur son lit.

C'était la tête de la plus jeune des élèves, une tête blonde, aux grands
cheveux d'or, aux yeux bleus si doux que les mourantes voyaient le ciel
s'y ouvrir. En l'apercevant, les femmes dans le délire disaient:--Tiens!
la sainte Vierge!

--Mon enfant, dit l'élève à Germinie, vous allez demander tout de suite
votre permis. Il faut vous en aller. Vous vous mettrez bien chaudement.
Vous vous garnirez bien... Aussitôt que vous serez chez vous couchée,
vous prendrez quelque chose de bouillant, de la tisane, du tilleul...
Vous tâcherez de suer... Comme ça, vous n'aurez pas de mal... Mais
allez-vous-en... Ici, cette nuit, fit-elle en promenant son regard sur
les lits, il ne ferait pas bon pour vous... Ne dites pas que c'est moi
qui vous fais partir: vous me feriez mettre à la porte...




XXI.


Germinie se rétablit en quelques jours. La joie et l'orgueil d'avoir
donné le jour à une petite créature où sa chair était mêlée à la chair
de l'homme qu'elle aimait, le bonheur d'être mère, la sauvèrent des
suites d'une couche mal soignée. Elle revint à la santé, et elle eut
vivre un air de plaisir que sa maîtresse ne lui avait jamais vu.

Tous les dimanches, quelque temps qu'il fît, elle s'en allait sur les
onze heures: mademoiselle croyait qu'elle allait voir une amie à la
campagne, et elle était enchantée du bien que faisaient à sa bonne ces
journées au grand air. Germinie prenait Jupillon qui se laissait emmener
sans trop rechigner, et ils partaient pour Pommeuse où était l'enfant,
et, où les attendait un bon déjeuner commandé par la mère. Une fois dans
le wagon du chemin de fer de Mulhouse, Germinie ne parlait plus, ne
répondait plus. Penchée à la portière, elle semblait avoir toutes ses
pensées devant elle. Elle regardait, comme si son désir voulait dépasser
la vapeur. Le train à peine arrêté, elle sautait, jetait son billet
l'homme des billets, et courait dans le chemin de Pommeuse, laissant
Jupillon derrière elle. Elle approchait, elle arrivait, elle y était:
c'était là! Elle fondait sur son enfant, l'enlevait des bras de la
nourrice avec des mains jalouses,--des mains de mère!--le pressait, le
serrait, l'embrassait, le dévorait de baisers, de regards, de rires!
Elle l'admirait un instant, puis égarée, bienheureuse, folle d'amour, le
couvrait jusqu'au bout de ses petits pieds nus des tendresses de sa
bouche. On déjeunait. Elle s'attablait, l'enfant sur ses genoux, et ne
mangeait pas: elle l'avait tant embrassé qu'elle ne l'avait pas encore
vu, et elle se mettait à chercher, à détailler la ressemblance de la
petite avec eux deux. Un trait était à lui, un autre à elle:--C'est ton
nez... c'est mes yeux... Elle aura les cheveux comme les tiens avec le
temps... Ils friseront!... Vois-tu, voilà tes mains... c'est tout toi...
Et c'était pendant des heures ce radotage intarissable et charmant des
femmes qui veulent faire à un homme la part de leur fille. Jupillon se
prêtait à tout cela sans trop d'impatience, grâce à des cigares à trois
sous que Germinie tirait de sa poche et qu'elle lui donnait un à un.
Puis il avait trouvé une distraction: au bout du jardin passait le
Morin. Jupillon était parisien: il aimait la pêche à la ligne.

Et l'été venu, ils se tenaient là toute la journée, au fond du jardin,
au bord de l'eau, Jupillon sur une planche à laver jetée sur deux
piquets, sa ligne à la main, Germinie, son enfant dans sa jupe, assise
par terre sous le néflier penché sur la rivière. Le jour étincelait; le
soleil brûlait la grande eau courante d'où se levaient des éclairs de
miroir. C'était comme une joie de feu du ciel et de la rivière, au
milieu de laquelle Germinie tenait sa fille debout et la faisait
piétiner sur elle, nue et rose, avec sa brassière écourtée, la peau
tremblante de soleil par places, la chair frappée de rayons comme de la
chair d'ange qu'elle avait vue dans les tableaux. Elle ressentait de
divines douceurs, quand la petite, avec ces mains tâtillonnantes des
enfants qui ne parlent pas encore, lui touchait le menton, la bouche,
les joues, s'obstinait à lui mettre les doigts dans les yeux, les
arrêtait, en jouant, sur son regard, et promenait sur tout son visage le
chatouillement et le tourment de ces chères petites menottes qui
semblent chercher à l'aveuglette la face d'une mère: c'était comme si la
vie et la chaleur de son enfant lui erraient sur la figure. De temps en
temps, envoyant par-dessus la tête de la petite la moitié de son sourire
à Jupillon, elle lui criait:--Mais regarde-la donc!

Puis, l'enfant s'endormait avec cette bouche ouverte qui rit au sommeil.
Germinie se penchait sur son souffle; elle écoutait son repos. Et peu
peu bercée à cette respiration d'enfant, elle s'oubliait délicieusement
à regarder ce pauvre lieu de son bonheur, le jardin agreste, les
pommiers aux feuilles garnies de petits escargots jaunes, aux pommes
rosées du côté du midi, les _rames_ où s'enroulaient, au pied, tordues
et grillées, les tiges de pois, le carré de choux, les quatre tournesols
dans le petit rond au milieu de l'allée; puis, tout près d'elle, au bord
de la rivière, les places d'herbe remplies de _foirolle_, les têtes
blanches des orties contre le mur, les boîtes de laveuses et les
bouteilles d'eau de lessive, la botte de paille éparpillée par la folie
d'un jeune chien sortant de l'eau. Elle regardait et rêvait. Elle
songeait au passé, en ayant son avenir sur les genoux. De l'herbe, des
arbres, de la rivière qui étaient là, elle refaisait, avec le souvenir,
le rustique jardin de sa rustique enfance. Elle revoyait les deux
pierres descendant à l'eau où sa mère, avant de la coucher, l'été, lui
lavait les pieds quand elle était toute petite...

--Dites donc, père Remalard, dit, par une des plus chaudes journées
d'août, Jupillon, posté sur sa planche, au bonhomme qui le
regardait,--savez-vous que ça ne pique pas pour un liard avec le ver
rouge?

--Y faudrait de l'asticot, dit sentencieusement le paysan.

--Eh bien! on se payera de l'asticot! Père Remalard, faut avoir un mou
de veau jeudi, vous m'accrocherez ça dans c't arbre... et dimanche nous
verrons bien.

Le dimanche, Jupillon fit une pêche miraculeuse, et Germinie entendit la
première syllabe sortir de la bouche de sa fille.




XXII.


Le mercredi matin, en descendant, Germinie trouva une lettre pour elle.
Dans cette lettre, écrite au revers d'une quittance de blanchisseur, la
femme Remalard lui disait que son enfant était tombée malade presque
aussitôt qu'elle était partie; que depuis elle allait toujours plus mal;
qu'elle avait consulté le docteur; qu'il lui avait parlé d'une mauvaise
mouche qui avait piqué la petite; qu'elle avait été la faire voir une
seconde fois; qu'elle ne savait plus que faire; qu'elle avait fait faire
des pèlerinages pour elle. La lettre finissait: «Si vous voyiez comme
j'ai de l'embarras pour votre petite... si vous voyiez comme elle est
gentille quand elle n'endure pas de mal!»

Cette lettre fit à Germinie l'effet d'un grand coup qui vous pousse en
avant. Elle sortit et se dirigea machinalement du côté du chemin de fer
qui menait chez sa petite. Elle était en cheveux et en pantoufles; mais
elle n'y songeait pas. Il fallait qu'elle vît son enfant, qu'elle le vît
tout de suite. Après, elle reviendrait. Elle pensa un moment au déjeuner
de mademoiselle, puis l'oublia. Tout à coup, à mi-chemin dans la rue,
elle vit l'heure à l'horloge d'un bureau de fiacres: elle se rappela
qu'il n'y avait pas de départ à cette heure-là. Elle retourna sur ses
pas, se dit qu'elle allait bâcler le déjeuner, puis qu'elle trouverait
un prétexte pour être libre le reste de la journée. Mais le déjeuner
servi, elle ne trouva rien: elle avait la tête si pleine de son enfant
qu'elle ne put inventer un mensonge; son imagination était stupide. Et
puis, si elle avait parlé, demandé, elle aurait éclaté; elle se sentait
sur les lèvres: C'est pour voir ma petite! La nuit, elle n'osa se
sauver; mademoiselle avait été un peu souffrante la nuit précédente:
elle avait peur qu'elle n'eût besoin d'elle.

Le lendemain, quand elle entra chez mademoiselle avec une histoire
imaginée la nuit, toute prête à lui demander à sortir, mademoiselle lui
dit, en lisant la lettre qu'elle lui avait remontée de chez le
portier:--Ah! c'est ma vieille de Belleuse qui a besoin de toi toute la
journée pour l'aider à ses confitures... Allons, mes deux oeufs, en
poste, et décampe... Hein, quoi, ça te chiffonne?.. Qu'est-ce qu'il y a?

--Moi?.. mais pas du tout, eut la force de dire Germinie.

Tout ce long jour, elle le passa au feu des bassines, au ficèlement des
pots, dans la torture des gens que la vie cloue loin du mal de ceux
qu'ils aiment. Elle eut le déchirement des malheureux qui ne peuvent
aller où sont leurs inquiétudes, et creusant jusqu'au fond le désespoir
de l'éloignement et de l'incertitude, se figurent à toute minute qu'on
va mourir sans eux.

En ne trouvant pas de lettre le jeudi soir, pas de lettre le vendredi
matin, elle se rassura. Si la petite allait plus mal, la nourrice lui
aurait écrit. La petite allait mieux; elle se la figurait sauvée,
guérie. Cela manque toujours de mourir, et cela reprend si vite, les
enfants! Et puis la sienne était forte. Elle se décida à attendre,
patienter jusqu'au dimanche dont elle n'était plus séparée que par
quarante-huit heures, trompant le reste de ses craintes avec les
superstitions qui disent oui à l'espérance, se persuadant que sa fille
était «réchappée,» parce que le matin la première personne qu'elle avait
rencontrée était un homme, parce qu'elle avait vu dans la rue un cheval
rouge, parce qu'elle avait deviné qu'un passant tournerait à telle rue,
parce qu'elle avait remonté un étage en tant d'enjambées.

Le samedi, dans la matinée, en entrant chez la mère Jupillon, elle la
trouva en train de pleurer de grosses larmes sur une motte de beurre
qu'elle recouvrait d'un linge mouillé.

--Ah! c'est vous, fit la mère Jupillon. Cette pauvre charbonnière!...
J'en pleure, tenez! Elle sort d'ici... C'est que vous ne savez pas...
Ils ne peuvent se faire la figure propre dans leur état qu'avec du
beurre... Et voilà que son amour de petite fille... Elle est à la mort,
vous savez, ce chéri d'enfant... Ce que c'est que de nous! Ah! mon Dieu,
oui... Eh bien! elle lui a dit comme ça tout à l'heure: Maman, je veux
que tu me débarbouilles au beurre, tout de suite... pour le bon Dieu...
Hi! hi!

Et la mère Jupillon se mit à sangloter.

Germinie s'était sauvée. De la journée elle ne put tenir en place. À
tout moment, elle montait dans sa chambre préparer les petites affaires
qu'elle voulait apporter à sa petite le lendemain, pour la mettre
«blanchement,» lui faire une petite toilette de ressuscitée. Comme elle
redescendait le soir pour aller coucher mademoiselle, Adèle lui remit
une lettre qu'elle avait trouvée pour elle en bas.




XXIII.


Mademoiselle avait commencé à se déshabiller, quand Germinie entra dans
sa chambre, fît quelques pas, se laissa tomber sur une chaise, et
presque aussitôt, après deux ou trois soupirs, longs, profonds, arrachés
et douloureux, mademoiselle la vit, se renversant et se tordant, rouler
à bas de la chaise et tomber à terre. Elle voulut la relever; mais
Germinie était agitée de mouvements convulsifs si violents que la
vieille femme fut obligée de laisser retomber sur le parquet ce corps
furieux dont tous les membres contractés et ramassés un moment sur
eux-mêmes se lançaient à droite, à gauche, au hasard, partaient avec le
bruit sec de la détente d'un ressort, jetaient à bas tout ce qu'ils
cognaient. Aux cris de mademoiselle sur le carré, une bonne courut chez
un médecin d'à côté qu'elle ne trouva pas; quatre autres femmes de la
maison aidèrent mademoiselle à enlever Germinie et à la porter sur le
lit de sa chambre, où on l'étendit, après lui avoir coupé les lacets de
son corset.

Les terribles secousses, les détentes nerveuses des membres, les
craquements de tendons avaient cessé; mais sur le cou, sur la poitrine
que découvrait la robe dégrafée, passaient des mouvements ondulatoires
pareils à des vagues levées sous la peau et que l'on voyait courir
jusqu'aux pieds, dans un frémissement de jupe. La tête renversée, la
figure rouge, les yeux pleins d'une tendresse triste, de cette angoisse
douce qu'ont les yeux des blessés, de grosses veines se dessinant sous
le menton, haletante et ne répondant pas aux questions, Germinie portait
les deux mains à sa gorge, à son cou, et les égratignait; elle semblait
vouloir arracher de là la sensation de quelque chose montant et
descendant au dedans d'elle. Vainement on lui faisait respirer de
l'éther, boire de l'eau de fleur d'oranger: les ondes de douleur qui
passaient dans son corps continuaient à le parcourir; et dans son visage
persistait cette même expression de douceur mélancolique et d'anxiété
sentimentale qui semblait mettre une souffrance d'âme sur la souffrance
de chair de tous ses traits. Longtemps, tout parut blesser ses sens et
les affecter douloureusement, l'éclat de la lumière, le bruit des voix,
le parfum des choses. Enfin, au bout d'une heure, tout à coup des
pleurs, un déluge s'échappant de ses yeux, emportait la terrible crise.
Ce ne fut plus qu'un tressaillement de loin en loin, dans ce corps
accablé, bientôt apaisé par la lassitude, par un brisement général. Il
fallut porter Germinie dans sa chambre.

La lettre que lui avait remise Adèle, était la nouvelle de la mort de sa
fille.




XXIV.


À la suite de cette crise, Germinie tomba dans un abrutissement de
douleur. Pendant des mois, elle resta insensible à tout; pendant des
mois, envahie et remplie tout entière par la pensée du petit être qui
n'était plus, elle porta dans ses entrailles la mort de son enfant comme
elle avait porté sa vie. Tous les soirs, quand elle remontait dans sa
chambre, elle tirait de la malle placée au pied de son lit le béguin et
la brassière de sa pauvre chérie. Elle les regardait, elle les touchait;
elle les étendait sur sa couverture; elle restait des heures à pleurer
dessus, à les baiser, à leur parler, à leur dire les mots qui font
causer le chagrin d'une mère avec l'ombre d'une petite fille.

Pleurant sa fille, la malheureuse se pleurait elle-même. Une voix lui
murmurait que, cet enfant vivant, elle était sauvée; que cet enfant
aimer, c'était sa Providence; que tout ce qu'elle redoutait d'elle-même
irait sur cette tête et s'y sanctifierait, ses tendresses, ses
élancements, ses ardeurs, tous les feux de sa nature. Il lui semblait
sentir d'avance son coeur de mère apaiser et purifier son coeur de femme.
Dans sa fille, elle voyait je ne sais quoi de céleste qui la rachèterait
et la guérirait, comme un petit ange de délivrance, sorti de ses fautes
pour la disputer et la reprendre aux influences mauvaises qui la
poursuivaient et dont elle se croyait parfois possédée.

Quand elle commença à sortir de ce premier anéantissement de son
désespoir, quand, la perception de la vie et la sensation des choses lui
revenant, elle regarda autour d'elle avec des yeux qui voyaient, elle
fut réveillée de sa douleur par une amertume plus aiguë.

Devenue trop grosse, trop lourde pour le service de sa crémerie, et
trouvant qu'elle avait encore trop à faire malgré tout ce que faisait
Germinie, Mme Jupillon avait fait venir pour l'aider une nièce de son
pays. C'était la jeunesse de la campagne que cette petite, une femme où
il y avait encore de l'enfant, vive et vivace, les yeux noirs et pleins
de soleil, les lèvres comme une chair de cerise, pleines, rondes et
rouges, l'été de son pays dans le teint, la chaleur de la santé dans le
sang. Ardente et naïve, la jeune fille était allée, aux premiers jours,
vers son cousin, simplement, naturellement, par cette pente d'un même
âge qui fait chercher la jeunesse à la jeunesse. Elle s'était jetée
au-devant de lui avec l'impudeur de l'innocence, une effronterie
candide, les libertés qu'apprennent les champs, la folie heureuse d'une
riche nature, toutes sortes d'audaces, d'ignorances, d'ingénuités
hardies et de coquetteries rustiques contre lesquelles la vanité de son
cousin n'avait point su se défendre. À côté de cette enfant, Germinie
n'eut plus de repos. La jeune fille la blessait à toutes les minutes,
par sa présence, son contact, ses caresses, tout ce qui avouait l'amour
dans son corps amoureux. L'occupation qu'elle avait de Jupillon, le
service qui l'approchait de lui, les émerveillements de provinciale
qu'elle lui montrait, les demi-confidences qu'elle laissait venir à ses
lèvres, le jeune homme sorti, sa gaîté, ses plaisanteries, sa bonne
humeur bien portante, tout exaspérait Germinie, tout soulevait en elle
de sourdes colères; tout blessait ce coeur entier et si jaloux que les
animaux mêmes le faisaient souffrir en paraissant aimer quelqu'un qu'il
aimait.

Elle n'osait parler à la mère Jupillon, lui dénoncer la petite, de peur
de se trahir; mais toutes les fois qu'elle se trouvait seule avec
Jupillon, elle éclatait en récriminations, en plaintes, en querelles.
Elle lui rappelait une circonstance, un mot, quelque chose qu'il avait
fait, dit, répondu, un rien oublié par lui, et qui saignait toujours en
elle.--Es-tu folle? lui disait Jupillon, une gamine!...--Une gamine,
ça?... laisse donc! qu'elle a des yeux que tous les hommes la regardent
dans la rue!.. L'autre jour je suis sortie avec elle... j'étais
honteuse... Je ne sais pas comment elle a fait, nous avons été suivies
tout le temps par un monsieur...--Eh bien! qu'est-ce qu'il y a? Elle est
jolie, voilà!--Jolie! jolie! Et sur ce mot Germinie se jetait, comme
coups de griffes, sur la figure de la jeune fille, et la déchirait en
paroles enragées.

Souvent elle finissait par dire à Jupillon:--Tiens! tu l'aimes!--Eh
bien! après? répondait Jupillon auquel ne déplaisaient pas ces disputes,
la vue et le jeu de cette colère qu'il piquait avec des taquineries,
l'amusement de cette femme qu'il voyait, sous ses sarcasmes et son
sang-froid, perdre à demi la raison, s'égarer, trébucher dans un
commencement de folie, donner de la tête contre les murs.

À la suite de ces scènes, qui se répétaient, revenaient presque chaque
jour, une révolution se faisait dans ce caractère mobile, extrême et
sans milieu, dans cette âme où les violences se touchaient. Longuement
empoisonné, l'amour se décomposait et se tournait en haine. Germinie se
mettait à détester son amant, à chercher tout ce qui pouvait le lui
faire détester davantage. Et sa pensée revenant à sa fille, à la perte
de son enfant, à la cause de sa mort, elle se persuadait que c'était lui
qui l'avait tuée. Elle lui voyait des mains d'assassin. Elle le prenait
en horreur, elle s'éloignait, se sauvait de lui comme de la malédiction
de sa vie, avec l'épouvante qu'on a de quelqu'un qui est votre Malheur!




XXV.


Un matin, après une nuit où elle avait retourné en elle toutes ses idées
de désolation et de haine, entrant chez la crémière prendre ses quatre
sous de lait, Germinie trouva dans l'arrière-boutique deux ou trois
bonnes de la rue qui «tuaient le ver.» Attablées, elles sirotaient des
cancans et des liqueurs.

--Tiens! dit Adèle, en frappant de son verre contre la table, te v'l
déjà, mademoiselle de Varandeuil?

--Qu'est-ce que c'est que ça? fit Germinie en prenant le verre d'Adèle.
J'en veux...

--T'as si soif que ça à ce matin?... De l'eau-de-vie et de l'absinthe,
rien que ça!... le _mélo_ de mon _piou_, tu sais bien? le militaire...
il ne buvait que ça... C'est raide, hein?

--Ah! oui, dit Germinie avec le mouvement de lèvres et le plissement
d'yeux d'un enfant auquel on donne un verre de liqueur au dessert d'un
grand dîner.

--C'est bon tout de même...--Son coeur se levait.--Madame Jupillon... la
bouteille par ici... je paye.

Et elle jeta de l'argent sur la table. Au bout de trois verres, elle
cria:--Je suis _paf_! Et elle partit d'un éclat de rire.

Mlle de Varandeuil avait été ce matin-là toucher son petit semestre de
rentes. Quand elle rentra à onze heures, elle sonna une fois, deux fois:
rien ne vint. Ah! se dit-elle, elle sera descendue. Elle ouvrit avec sa
clef, alla à sa chambre, entra: les matelas et les draps de son lit en
train d'être fait retombaient jetés sur deux chaises; et Germinie était
étendue en travers de la paillasse, dormant inerte, comme une masse,
dans l'avachissement d'une soudaine léthargie.

Au bruit de mademoiselle, Germinie se releva d'un bond, passa sa main
sur ses yeux:--Hein? fit-elle, comme si on l'appelait; son regard
rêvait.

--Qu'est-ce qu'il y a? fit Mlle de Varandeuil effrayée. Tu es tombée?
As-tu quelque chose?

--Moi! non, répondit Germinie, j'ai dormi... Quelle heure est-il? Ce
n'est rien... Ah! c'est bête...

Et elle se mit à fourrager la paillasse en tournant le dos à sa
maîtresse pour lui cacher le rouge de la boisson sur son visage.




XXVI.


Un dimanche matin, Jupillon s'habillait dans la chambre que lui avait
meublée Germinie. Sa mère assise le contemplait avec cet ébahissement
d'orgueil qu'ont les yeux des mères du peuple devant un fils qui se met
en _monsieur_.--C'est que t'es mis comme le jeune homme du premier! lui
dit-elle. On dirait son paletot... C'est pas pour dire, mais le riche te
va joliment, à toi...

Jupillon, en train de faire le noeud de sa cravate, ne répondit pas.

--Tu vas en faire, de ces malheureuses! reprit la mère Jupillon, et
donnant à sa voix un ton d'insinuation caressante:--Dis donc, bibi, que
je te dise, grand mauvais sujet: les jeunesses qui fautent, tant pis
pour elles! ça les regarde, c'est leur affaire... Tu es un homme,
n'est-ce pas?... t'as l'âge, t'as le physique, t'as tout... Moi je peux
pas toujours te tenir à l'attache... Alors, que je m'ai dit, autant
l'une que l'autre... Va pour celle-là... Et j'ai fait celle qui ne voit
rien... Eh bien! oui, pour Germinie... Comme t'avais là ton agrément...
Ça t'empêchait de manger ton argent avec de mauvaises femmes... et puis
je n'y voyais pas d'inconvénients à cette fille, jusqu'à maintenant...
Mais c'est plus ça à c't'heure... Ils font des histoires dans le
quartier... un tas d'horreurs qu'ils disent sur nous... Des vipères,
quoi!... Tout ça, nous sommes au-dessus, je sais bien... Quand on a été
honnête toute sa vie, Dieu merci!... Mais on ne sait jamais ce qui
retourne: mademoiselle n'aurait qu'à mettre le nez dans les affaires de
sa bonne... Moi d'abord la justice, rien que l'idée, ça me retourne les
sens... Qu'est-ce que tu dis de ça, hein, bibi?

--Dame, maman... ce que tu voudras.

--Ah! je savais bien que tu l'aimais, ta bonne chérie de maman! fit en
l'embrassant la monstrueuse femme.--Eh bien! invite-la à dîner ce
soir... Tu monteras deux bouteilles de notre Lunel... du deux francs...
de celui qui tape... Et qu'elle vienne sûr... Fais-lui des yeux...
qu'elle croie que c'est aujourd'hui le grand jour... Mets tes beaux
gants: tu seras plus révérend...

Le soir Germinie arriva sur les sept heures, tout heureuse, toute gaie,
tout espérante, la tête remplie de rêves par l'air de mystère mis par
Jupillon à l'invitation de sa mère. L'on dîna, l'on but, l'on rit. La
mère Jupillon commença à laisser tomber des regards émus, mouillés,
noyés sur le couple assis en face d'elle. Au café, elle dit, comme pour
rester seule avec Germinie:--Bibi, tu sais que tu as une course à faire
ce soir...

Jupillon sortit. Mme Jupillon, tout en prenant son café à petites
gorgées, tourna alors vers Germinie le visage d'une mère qui demande le
secret d'une fille, et enveloppe d'avance sa confession du pardon de ses
indulgences. Un instant, les deux femmes restèrent ainsi, silencieuses,
l'une attendant que l'autre parlât, l'autre ayant le cri de son coeur au
bord de ses lèvres. Tout à coup Germinie s'élança de sa chaise et se
précipita dans les bras de la grosse femme:--Si vous saviez, Mme
Jupillon!...

Elle parlait, pleurait, embrassait.--Oh! vous ne m'en voudrez pas!... Eh
bien! oui, je l'aime... j'en ai eu un enfant... C'est vrai, je l'aime...
Voilà trois ans...

À chaque mot, la figure de Mme Jupillon s'était refroidie et glacée.
Elle écarta sèchement Germinie, et de sa voix la plus dolente, avec un
accent de lamentation et de désolation désespérée, elle se mit à dire
comme une personne qui suffoque:--Oh! mon Dieu!... vous!... me dire des
choses comme ça!... à moi!... à sa mère!... en face! Mon Dieu,
faut-il!... Mon fils... un enfant... un innocent d'enfant! Vous avez eu
le front de me le débaucher!... Et vous me dites encore que c'est vous!
Non, ce n'est pas Dieu possible!... Moi qui avais si confiance... C'est
à ne plus pouvoir vivre... Il n'y a donc plus de sûreté en ce monde!...
Ah! mademoiselle, tout de même, je n'aurais jamais cru ça de vous!...
Bon! voilà des choses qui me tournent... Ah! tenez, ça me fait une
révolution... je me connais, je suis capable d'en faire une maladie!

--Madame Jupillon! madame Jupillon! murmurait d'un ton d'imploration
Germinie en se mourant de honte et de douleur sur la chaise où elle
était retombée. Je vous demande pardon... Ç'a été plus fort que moi...
Et puis je pensais... j'avais cru...

--Vous aviez cru!... Ah! mon Dieu, vous aviez cru! Qu'est-ce que vous
aviez cru? Vous la femme de mon fils, n'est-ce pas? Ah! Seigneur Dieu!
c'est-il possible, ma pauvre enfant?

Et prenant, à mesure qu'elle lançait à Germinie de ces mots qui font
plaie, une voix plus plaintive et plus gémissante, la mère Jupillon
reprit:--Mais, ma pauvre fille, voyons, faut une raison... Qu'est-ce que
j'ai toujours dit? Que ça serait à faire, si vous aviez dix ans de moins
sur votre naissance. Voyons, votre date, c'est 1820 que vous m'avez
dit... et nous voilà en 49... Vous marchez sur vos trente ans,
savez-vous, ma brave enfant... Tenez! ça me fait mal de vous dire ça...
Je voudrais tant ne pas vous faire de la peine... Mais il n'y a qu'
vous voir, ma pauvre demoiselle... Que voulez-vous? C'est l'âge... Vos
cheveux... on mettrait un doigt dans votre raie...

--Mais, dit Germinie en qui une noire colère commençait à gronder, ce
qu'il me doit, votre fils?... Mon argent? L'argent que j'ai retiré de la
caisse d'épargne, l'argent que j'ai emprunté pour lui, l'argent que
j'ai...

--Ah! de l'argent? il vous doit? Ah! oui, ce que vous lui avez prêté
pour commencer à travailler... Eh bien! v'la-t-il pas! Est-ce que vous
croyez avoir affaire à des voleurs? Est-ce qu'on a envie de vous le
nier, votre argent, quoiqu'il n'y ait pas de papier... à preuve que
l'autre jour... ça me revient... cet honnête homme d'enfant voulait
faire l'écrit de ça, au cas qu'il viendrait à mourir... Mais tout de
suite, on est des filous, voilà, ça ne fait pas un pli! Ah! mon Dieu, si
c'est la peine de vivre dans un temps comme ça! Ah! je suis bien punie
de m'être attachée à vous! Mais tenez, voilà que j'y vois clair
présent... Ah! vous êtes politique, vous!... Vous avez voulu vous payer
mon fils, et pour toute la vie!... Excusez! Ah! bien merci... C'est
moins cher de vous le rendre, votre argent... Le reste d'un garçon de
café!... mon pauvre cher enfant!... Dieu l'en préserve!

Germinie avait arraché de la patère son châle et son chapeau. Elle était
dehors.




XXVII.


Mademoiselle était assise dans son grand fauteuil au coin de la cheminée
où dormait toujours un peu de braise sous les cendres. Son serre-tête
noir, abaissé sur les rides de son front, lui descendait presque
jusqu'aux yeux. Sa robe noire, en forme de fourreau, laissait pointer
ses os, plissait maigrement sur la maigreur de son corps et tombait tout
droit de ses genoux. Un petit châle noir croisé était noué derrière son
dos à la façon des petites filles. Elle avait posé sur ses cuisses ses
mains retournées et à demi ouvertes, de pauvres mains de vieille femme,
gauches et raidies, enflées aux articulations et aux noeuds des doigts
par la goutte. Enfoncée dans la pose fléchie et cassée qui fait soulever
la tête aux vieillards pour vous voir et vous parler, elle se tenait
ramassée et comme enterrée dans tout ce noir d'où ne sortaient que son
visage jauni par la bile des tons du vieil ivoire, et la flamme chaude
de son regard brun. À la voir, à voir ces yeux vivants et gais, ce corps
misérable, cette robe de pauvreté, cette noblesse à porter l'âge en tous
ses deuils, on eût cru voir une fée aux Petits-Ménages.

Germinie était à côté d'elle. La vieille demoiselle se mit à lui
dire:--Il y est toujours le bourrelet sous la porte, hein, Germinie?

--Oui, mademoiselle.

--Sais-tu, ma fille, reprit Mlle de Varandeuil après un silence, sais-tu
que quand on est né dans un des plus beaux hôtels de la rue Royale...
qu'on a dû posséder le Grand et le Petit-Charolais... qu'on a dû avoir
pour campagne le château de Clichy-la-Garenne... qu'il fallait deux
domestiques pour porter le plat d'argent sur lequel on servait le rôti
chez votre grand'mère... sais-tu qu'il faut encore pas mal de
philosophie,--et mademoiselle se passa avec difficulté une main sur les
épaules,--pour se voir finir ici... dans ce diable de nid à rhumatismes
où, malgré tous les bourrelets du monde, il vous passe de ces gueux de
courants d'air... C'est cela, ranime un peu le feu...

Et allongeant ses pieds vers Germinie agenouillée devant la cheminée,
les lui mettant, en riant, sous le nez:--Sais-tu qu'il en faut pas mal
de cette philosophie-là... pour porter des bas percés!... Bête! ce n'est
pas pour te gronder; je sais bien, tu ne peux tout faire... Par exemple,
tu pourrais bien faire venir une femme pour raccommoder... Ce n'est pas
bien difficile... Pourquoi ne dis-tu pas à cette petite qui est venue
l'année dernière? Elle avait une figure qui me revenait.

--Oh! elle était noire comme une taupe, mademoiselle.

--Bon! j'étais sûre... Toi d'abord, tu ne trouves jamais personne de
bien... Ce n'est pas vrai ça? Mais est-ce que ce n'était pas une nièce
la mère Jupillon? On pourrait la prendre un jour... deux jours par
semaine...

--Jamais cette traînée-là ne remettra les pieds ici.

--Allons, encore des histoires! Tu es étonnante toi pour adorer les
gens, et puis ne plus pouvoir les voir... Qu'est-ce qu'elle t'a fait?

--C'est une perdue, je vous dis.

--Bah! qu'est-ce que ça fait à mon linge!

--Mais, mademoiselle...

--Eh bien! trouves-m'en une autre... Je n'y tiens pas à celle-là... Mais
trouves-m'en une.

--Oh! les femmes qu'on fait venir ne travaillent pas... Je vous
raccommoderai, moi... Il n'y a besoin de personne.

--Toi?... Oh! si nous comptons sur ton aiguille!... dit gaiement
mademoiselle; et puis est-ce que la mère Jupillon te laissera jamais le
temps...

--Madame Jupillon?... Ah! pour la poussière que je ferai maintenant chez
elle!...

--Bah! Comment? Elle aussi! la voilà dans les lanlaire?... Oh! oh!
Dépêche-toi de faire une autre connaissance, car sans cela, bon Dieu de
Dieu! nous allons avoir de vilains jours!




XXVIII.


L'hiver de cette année dut assurer à Mlle de Varandeuil une part de
paradis. Elle eut à subir tous les contre-coups du chagrin de sa bonne,
le tourment de ses nerfs, la vengeance de ses humeurs contrariées,
aigries, et où les approches du printemps allaient bientôt mettre cette
espèce de folie méchante que donnent aux sensibilités maladives la
saison critique, le travail de la nature, la fécondation inquiète et
irritante de l'été.

Germinie se mit à avoir des yeux essuyés qui ne pleuraient plus, mais
qui avaient pleuré. Elle eut un éternel:--Je n'ai rien,
mademoiselle,--dit de cette voix sourde qui étouffe un secret. Elle prit
des poses muettes et désolées, des attitudes d'enterrement, de ces airs
avec lesquels le corps d'une femme dégage de la tristesse et fait un
ennui de son ombre. Avec sa figure, son regard, sa bouche, les plis de
sa robe, sa présence, avec le bruit qu'elle faisait en travaillant dans
la pièce à côté, avec son silence même, elle enveloppait mademoiselle du
désespoir de sa personne. Au moindre mot, elle se hérissait.
Mademoiselle ne pouvait plus lui adresser une observation, lui demander
la moindre chose, témoigner une volonté, un désir: tout était pris par
elle comme un reproche. Elle avait là-dessus des sorties farouches. Elle
grognait en pleurant:--Ah! je suis bien malheureuse! Je vois bien que
mademoiselle ne m'aime plus! Sa _grippe_ contre les gens trouvait des
bougonnements sublimes:--Elle vient toujours quand il pleut, celle-là!
disait-elle, pour un peu de crotte laissé sur le tapis par Mme de
Belleuse. La semaine du jour de l'an, cette semaine où tout ce qui
restait de parents et d'alliés à Mlle de Varandeuil montait sans
exception, les plus riches comme les plus pauvres, ses cinq étages, et
attendait à sa porte, sur le carré, pour se relayer sur les six chaises
de sa chambre, Germinie redoubla de mauvaise humeur, de remarques
impertinentes, de plaintes maussades. À tout moment, forgeant des torts
à sa maîtresse, elle la punissait par un mutisme que rien ne pouvait
rompre. Alors c'étaient des rages d'ouvrage. Tout autour d'elle,
mademoiselle entendait à travers les cloisons des coups de balai et de
plumeau furieux, des frottements, des battements saccadés, le travail
nerveux de la domestique qui semble dire en malmenant les meubles:--Eh
bien, on le fait ton ouvrage!

Les vieilles gens sont patients avec les anciens domestiques.
L'habitude, la volonté qui s'éteint, l'horreur du changement, la crainte
des nouveaux visages, tout les dispose à des faiblesses, à des
concessions, à des lâchetés. Malgré sa vivacité, sa facilité
s'emporter, à éclater, à jeter feu et flamme, mademoiselle ne disait
rien. Elle avait l'air de ne rien voir. Elle faisait semblant de lire
quand Germinie entrait. Elle attendait, racoquinée dans son fauteuil,
que l'humeur de sa bonne se passât ou crevât. Elle baissait le dos sous
l'orage; elle n'avait contre sa bonne, ni un mot, ni une pensée
d'amertume. Elle la plaignait seulement, pour la faire autant souffrir.

C'est que Germinie n'était pas une bonne pour Mlle de Varandeuil, elle
était le Dévouement qui devait lui fermer les yeux. Cette vieille femme
isolée et oubliée par la mort, seule au bout de sa vie, traînant ses
affections de tombe en tombe, avait trouvé sa dernière amie dans sa
domestique. Elle avait mis son coeur sur elle comme sur une fille
d'adoption, et elle était malheureuse surtout de ne pouvoir la consoler.
D'ailleurs, par instants, du fond de ses mélancolies sombres et de ses
humeurs mauvaises, Germinie lui revenait et se jetait à genoux devant sa
bonté. Tout à coup, pour un rayon de soleil, pour une chanson de
mendiant, pour un de ces riens qui passent dans l'air et détendent
l'âme, elle fondait en larmes et en tendresses; c'étaient des effusions
brûlantes, un bonheur d'embrasser, comme une joie de revivre qui
effaçait tout. D'autres fois, c'était pour un bobo de mademoiselle; la
vieille bonne se retrouvait aussitôt avec le sourire de son visage et la
douceur de ses mains. Quelquefois, dans ces moments-là, mademoiselle lui
disait:--Voyons, ma fille... tu as quelque chose... Voyons, dis? Et
Germinie répondait:--Non, mademoiselle, c'est le temps...--Le temps!
répétait mademoiselle d'un air de doute, le temps...




XXIX.


Par une soirée de mars, la mère et le fils Jupillon causaient, au coin
du poêle de leur arrière-boutique.

Jupillon venait de tomber au sort. L'argent que la mère avait mis de
côté pour le racheter avait été mangé par six mois de mauvaises
affaires, par des crédits à des lorettes de la rue, qui avaient mis un
beau matin la clef sous le paillasson de leur porte. Lui-même, en
mauvaises affaires, était sous le coup d'une saisie. Dans la journée, il
était allé demander à un ancien patron de lui avancer de quoi s'acheter
un homme. Mais le vieux parfumeur ne lui pardonnait pas de l'avoir
quitté et de s'être établi: il avait refusé net.

La mère Jupillon désolée se lamentait en larmoyant. Elle répétait le
numéro tiré par son fils:--Vingt-deux! vingt-deux!... Et elle
disait:--Je t'avais pourtant cousu dans ton paletot une araignée noire,
_velouteuse_, avec sa toile!... Ah! j'aurais bien plutôt dû faire comme
on m'avait dit, te mettre ton béguin avec lequel on t'a baptisé... Ah!
le bon Dieu n'est pas juste!... Et le fils de la fruitière qui en a eu
un de bon!... Soyez donc honnête!... Et ces deux coquines du 18 qui
lèvent justement le pied avec mon argent!... Je crois bien qu'elles m'en
donnaient de ces poignées de main... Elles me refont de plus de sept
cents francs, sais-tu? Et la moricaude d'en face... et cette affreuse
petite qui avait le front de manger des pots de fraises de vingt
francs... ce qu'elles m'en emportent encore, celles-là! Mais va, tu n'es
pas encore parti, tout de même... Je vendrai plutôt la crémerie... je me
remettrai en service, je ferai la cuisine, je ferai des ménages, je
ferai tout!... Pour toi, mais je tirerais de l'argent d'un caillou!

Jupillon fumait et laissait dire sa mère. Quand elle eut fini:--Assez
causé! maman... tout ça, c'est des mots, fit-il. Tu te tourmentes la
digestion, ce n'est pas la peine... Tu n'as besoin de rien vendre...
t'as pas besoin de te fouler... je me rachèterai et sans que ça te coûte
un sou, veux-tu parier?

--Jésus! fit Mme Jupillon.

--J'ai mon idée.

Et après un silence, Jupillon reprit: Je n'ai pas voulu te contrarier,
cause de Germinie... tu sais, lors des histoires... t'as cru qu'il était
temps de me la casser avec elle... qu'elle nous ferait des affaires...
et tu l'as flanquée à la porte, raide... Moi, ce n'était pas mon plan...
je trouvais qu'elle n'était pas si mauvaise que cela pour le beurre de
la maison... Mais enfin, t'as cru bien faire... Et puis, peut-être, au
fait, tu as bien fait: au lieu de la calmer, tu l'as chauffée pour
moi.... mais chauffée... je l'ai rencontrée une ou deux fois... elle est
d'un changé... Elle sèche, quoi!

--Mais tu sais bien, elle n'a plus le sou...

--À elle, je ne dis pas... Mais què que ça fait? Elle trouvera... Elle
est encore bonne pour 2,300 balles, va!

--Et si tu es compromis?

--Oh! elle ne les volera pas...

--Savoir!

--Eh bien! ça ne sera qu'à sa maîtresse... Est-ce que tu crois que sa
Mademoiselle la fera pincer pour ça? Elle la chassera, et puis ça
restera là... Nous lui conseillerons de prendre l'air d'un autre
quartier... voilà.... et nous ne la verrons plus... Mais ce serait trop
bête qu'elle vole... Elle s'arrangera, elle cherchera, elle se
retournera... je ne sais pas comment, par exemple, mais tu comprends, ça
la regarde. C'est le moment de montrer ses talents... Au fait, tu ne
sais pas, on dit que sa vieille est souffrante... Si elle venait à s'en
aller, cette bonne demoiselle, et qu'elle lui laisse tout le bibelot,
comme ça court dans le quartier... hein? m'man, ça serait encore pas mal
bête de l'avoir envoyée à la balançoire? Il faut mettre des gants,
vois-tu, m'man, quand c'est des personnes auxquelles il peut tomber
comme ça quatre ou cinq mille livres de rente sur le casaquin...

--Ah! mon Dieu... qu'est-ce que tu me dis! Mais après la scène que je
lui ai faite... oh! non, elle ne voudra jamais revenir ici.

--Eh bien! moi je te la ramènerai... et pas plus tard que ce soir, fit
Jupillon en se levant, et roulant une cigarette entre les doigts:--Tu
sais, dit-il à sa mère, pas d'excuses, c'est inutile... Et de la
froideur... Aie l'air de la recevoir seulement pour moi, par
faiblesse... On ne sait pas ce qui peut arriver: faut toujours se garder
à carreau.




XXX.


Jupillon se promenait de long en large, sur le trottoir, devant la
maison de Germinie, quand Germinie sortit.

--Bonsoir, Germinie, lui dit-il dans le dos.

Elle se retourna comme sous un coup, et fit instinctivement en avant,
sans lui répondre, deux ou trois pas qui se sauvaient.

--Germinie!

Jupillon ne lui dit que cela, sans bouger, sans la suivre. Elle revint
lui comme une bête ramenée à la main et dont on retire la corde.

--Quoi? fit-elle. C'est-il encore de l'argent, hein?... ou des sottises
de ta mère à me dire?

--Non, c'est que je m'en vais, lui dit Jupillon d'un air sérieux. Je
suis tombé au sort... et je pars.

--Tu pars? dit-elle. Ses idées avaient l'air de n'être pas éveillées.

--Tiens, Germinie, reprit Jupillon... Je t'ai fait de la peine... Je
n'ai pas été gentil avec toi... je sais bien... Il y a eu un peu de ma
cousine... Qu'est-ce que tu veux?...

--Tu pars? reprit Germinie en lui prenant le bras. Ne mens pas... tu
pars?

--Puisque je te dis qu'oui... et que c'est vrai... Je n'attends plus que
ma feuille de route... Il faut plus de deux mille francs pour un homme
cette année... On dit qu'il va y avoir la guerre: enfin, c'est une
chance...

Et, tout en parlant, il faisait descendre la rue à Germinie.

--Où me mènes-tu? lui dit-elle.

--Chez m'man donc... pour qu'on se raccommode toutes les deux, et que ça
finisse, les histoires...

--Après ce qu'elle m'a dit? Jamais!

Et Germinie repoussa le bras de Jupillon.

--Alors, si c'est comme ça, adieu...

Et Jupillon leva sa casquette.

--Faudra-t-il que je t'écrive du régiment?

Germinie eut un instant de silence, un moment d'hésitation. Puis
brusquement:--Marchons, dit-elle, et faisant signe à Jupillon de marcher
à côté d'elle, elle remonta la rue.

Tous deux se mirent à aller à côté l'un de l'autre, sans rien se dire.
Ils arrivèrent à une route pavée qui se reculait et s'allongeait
éternellement entre deux lignes de réverbères, entre deux rangées
d'arbres tortillés jetant au ciel une poignée de branches sèches et
plaquant à de grands murs plats leur ombre immobile et maigre. Là, sous
le ciel aigu et glacé d'une réverbération de neige, ils marchaient
longtemps, s'enfonçant dans le vague, l'infini, l'inconnu d'une rue qui
suit toujours le même mur, les mêmes arbres, les mêmes réverbères, et
conduit toujours à la même nuit. L'air humide et chargé qu'ils
respiraient sentait le sucre, le suif et la charogne. Par moments, il
leur passait comme un flamboiement devant les yeux: c'était une
tapissière dont la lanterne donnait sur des bestiaux éventrés et des
carrés de viande saignante jetés sur la croupe d'un cheval blanc: ce feu
sur ces chairs, dans l'obscurité, ruisselait en incendie de pourpre, en
fournaise de sang.

--Eh bien! as-tu fait tes réflexions? fit Jupillon. Ce n'est pas gai,
sais-tu? ta petite avenue Trudaine.

--Marchons, répondit Germinie.

Et elle recommença, sans parler, sa marche saccadée, violente, agitée de
tous les tumultes de son âme. Ses pensées passaient dans ses gestes.
L'égarement venait à son pas, la folie à ses mains. Par moments, elle
avait, derrière elle, l'ombre d'une femme de la Salpêtrière. Deux ou
trois passants s'arrêtèrent un instant, la regardèrent, puis, comme ils
étaient de Paris, passèrent.

Tout à coup elle s'arrêta, et faisant un geste de résolution
désespérée:--Ah! mon Dieu, une épingle de plus dans la pelote,
fit-elle.--Allons!

Et elle prit le bras de Jupillon.

--Oh! je sais bien, lui dit Jupillon quand ils furent près de la
crémerie, ma mère n'a pas été juste pour toi. Vois-tu, elle a été trop
honnête toute sa vie, cette femme... Elle ne sait pas, elle ne comprend
pas... Et puis, tiens, je vais te dire, moi, le fond de tout: c'est
qu'elle m'aime tant qu'elle est jalouse des femmes qui m'aiment... Entre
donc, va!

Et il la poussa dans les bras de Mme Jupillon qui l'embrassa, lui
marmotta quelques paroles de regret, et se dépêcha de pleurer pour se
tirer d'embarras et faire la scène plus attendrissante.

Tout ce soir-là, Germinie resta les yeux fixés sur Jupillon, l'effrayant
presque avec son regard.

--Allons, lui dit-il en la reconduisant, ne sois donc pas bonnet de nuit
comme ça... Il faut une philosophie en ce monde... Eh bien! me voil
soldat... voilà tout! On n'en revient pas toujours, c'est vrai... Mais
enfin... Tiens! je veux que nous nous amusions, les quinze jours qui me
restent... parce que c'est autant de pris... et que si je ne reviens
pas... Eh bien! je t'aurai au moins laissé sur un bon souvenir de moi...

Germinie ne répondit rien.




XXXI.


De huit jours, Germinie ne remit pas les pieds dans la boutique.

Les Jupillon, ne la voyant pas revenir, commençaient à désespérer.
Enfin, un soir, sur les dix heures et demie, elle poussa la porte, entra
sans dire bonjour ni bonsoir, alla à la petite table où étaient assis la
mère et le fils à demi sommeillants, posa sous sa main, fermée avec un
serrement de griffe, un vieux morceau de toile qui sonna.

--Voilà! fit-elle.

Et lâchant les coins du morceau de toile, elle répandit ce qui était
dedans: il coula sur la table de gras billets de banque recollés par
derrière, rattachés avec des épingles, de vieux louis à l'or verdi, des
pièces de cent sous toutes noires, des pièces de quarante sous, des
pièces de dix sous, de l'argent de pauvre, de l'argent de travail, de
l'argent de tirelire, de l'argent sali par des mains sales, fatigué dans
le porte-monnaie de cuir, usé dans le comptoir plein de sous,--de
l'argent sentant la sueur. Un moment, elle regarda tout ce qui était
étalé comme pour se convaincre les yeux; puis avec une voix triste et
douce, la voix de son sacrifice, elle dit simplement à Mme Jupillon:

--Ça y est... C'est les deux mille trois cents francs... pour qu'il se
rachète...

--Ah! ma bonne Germinie! fit la grosse femme en suffoquant sous une
première émotion; et elle se jeta au cou de Germinie qui se laissa
embrasser. Oh! vous allez prendre quelque chose avec nous, une tasse de
café...

--Non, merci, dit Germinie, je suis rompue... Dame! j'ai eu à courir,
allez, pour les trouver... Je vais me coucher... Une autre fois...

Et elle sortit.

Elle avait eu «à courir», comme elle disait, pour rassembler une
pareille somme, réaliser cette chose impossible: trouver deux mille
trois cents francs, deux mille trois cents francs dont elle n'avait pas
les premiers cinq francs! Elle les avait quêtés, mendiés, arrachés pièce
à pièce, presque sou à sou. Elle les avait ramassés, grattés ici et là,
sur les uns, sur les autres, par emprunts de deux cents, de cent francs,
de cinquante francs, de vingt francs, de ce qu'on avait voulu. Elle
avait emprunté à son portier, à son épicier, à sa fruitière, à sa
marchande de volaille, à sa blanchisseuse; elle avait emprunté aux
fournisseurs du quartier, aux fournisseurs des quartiers qu'elle avait
d'abord habités avec mademoiselle. Elle avait fait entrer dans la somme
tous les argents, jusqu'à la misérable monnaie de son porteur d'eau.
Elle avait quémandé partout, extorqué humblement, prié, supplié, inventé
des histoires, dévoré la honte de mentir et de voir qu'on ne la croyait
pas. L'humiliation d'avouer qu'elle n'avait pas d'argent placé, comme on
le croyait et comme par orgueil elle le laissait croire, la
commisération de gens qu'elle méprisait, les refus, les aumônes, elle
avait tout subi, essuyé ce qu'elle n'aurait pas essuyé pour trouver du
pain, et non une fois auprès d'une personne, mais auprès de trente, de
quarante, auprès de tous ceux qui lui avaient donné ou dont elle avait
espéré quelque chose.

Enfin cet argent, elle l'avait réuni; mais il était son maître et la
possédait pour toujours. Elle appartenait aux obligations qu'elle avait
aux gens, au service que lui avaient rendu ses fournisseurs en sachant
bien ce qu'ils faisaient. Elle appartenait à sa dette, à ce qu'elle
aurait à payer chaque année. Elle le savait; elle savait que tous ses
gages y passeraient, qu'avec les arrangements usuraires laissés par elle
au gré de ses créanciers, les reconnaissances exigées par eux, les trois
cents francs de mademoiselle ne feraient guère que payer les intérêts
des deux mille trois cents francs de son emprunt. Elle savait qu'elle
devrait, qu'elle devrait toujours, qu'elle était à jamais vouée aux
privations, à la gêne, à tous les retranchements de l'entretien, de la
toilette. Sur les Jupillon, elle n'avait pas beaucoup plus d'illusions
que sur son avenir. Son argent avec eux était perdu, elle en avait le
pressentiment. Elle n'avait pas même fait le calcul que ce sacrifice
toucherait le jeune homme. Elle avait agi d'un premier mouvement. On lui
aurait dit de mourir pour qu'il ne partît pas, qu'elle fût morte. L'idée
de le voir militaire, cette idée du champ de bataille, du canon, des
blessés, devant laquelle, de terreur, la femme ferme les yeux, l'avait
décidée à faire plus que mourir: à vendre sa vie pour cet homme,
signer pour lui sa misère éternelle!




XXXII.

C'est un effet ordinaire des désordres nerveux de l'organisme de
dérégler les joies et les peines humaines, de leur ôter la proportion et
l'équilibre, et de les pousser à l'extrémité de leur excès. Il semble
que, sous l'influence de cette maladie d'impressionnabilité, les
sensations aiguisées, raffinées, spiritualisées, dépassent leur mesure
et leur limite naturelles, atteignent au delà d'elles-mêmes, et mettent
une sorte d'infini dans la jouissance et la souffrance de la créature.
Maintenant les rares joies qu'avait encore Germinie étaient des joies
folles, des joies dont elle sortait ivre et avec les caractères
physiques de l'ivresse.--Mais, ma fille, ne pouvait s'empêcher de lui
dire Mademoiselle, on croirait que tu es grise.--Pour une fois qu'on
s'amuse, répondait Germinie, mademoiselle vous le fait bien payer. Et
quand elle retombait dans ses peines, dans ses chagrins, dans ses
inquiétudes, c'était une désolation plus intense encore, plus furieuse
et délirante que sa gaieté.

Le moment était arrivé où la terrible vérité, entrevue, puis voilée par
des illusions dernières, finissait par apparaître à Germinie. Elle
voyait qu'elle n'avait pu attacher Jupillon par le dévouement de son
amour, le dépouillement de tout ce qu'elle avait, tous ces sacrifices
d'argent qui engageaient sa vie dans l'embarras et les transes d'une
dette impossible à payer. Elle sentait qu'il lui apportait à regret son
amour, un amour où il mettait l'humiliation d'une charité. Quand elle
lui avait annoncé qu'elle était une seconde fois grosse, cet homme,
qu'elle allait faire encore père, lui avait dit: Eh bien! c'est amusant
les femmes comme toi! toujours pleine ou fraîche vide alors!... Il lui
venait les idées, les soupçons qui viennent au véritable amour quand on
le trompe, les pressentiments de coeur qui disent aux femmes qu'elles ne
sont plus seules à posséder leur amant, et qu'il y en a une autre parce
qu'il doit y en avoir une autre.

Elle ne se plaignait plus, elle ne pleurait plus, elle ne récriminait
plus. Elle renonçait à une lutte avec cet homme armé de froideur, qui
savait si bien, avec ses ironies glacées de voyou, outrager sa passion,
sa déraison, ses folies de tendresse. Et elle se mettait à attendre dans
une angoisse résignée, quoi? Elle ne savait: peut-être qu'il ne voulût
plus d'elle!

Navrée et silencieuse, elle épiait Jupillon; elle le guettait, elle le
surveillait; elle essayait de le faire parler, en jetant des mots dans
ses distractions. Elle tournait autour de lui, ne voyait, ne saisissait,
ne surprenait rien, et cependant elle restait persuadée qu'il y avait
quelque chose et que ce qu'elle craignait était vrai: elle sentait une
femme dans l'air.

Un matin, comme elle était descendue de meilleure heure qu'à son
habitude, elle l'aperçut à quelques pas devant elle sur le trottoir. Il
était habillé; il se regardait en marchant. De temps en temps, pour voir
le vernis de ses bottes, il levait un peu le bas de son pantalon. Elle
se mit à le suivre. Il allait tout droit sans se retourner. Elle arriva
derrière lui à la place Bréda. Il y avait sur la place, à côté de la
station de voitures, une femme qui se promenait. Germinie ne la voyait
que de dos. Jupillon alla à elle, la femme se retourna: c'était sa
cousine. Ils se mirent à marcher à côté l'un de l'autre, allant et
revenant sur la place; puis par la rue Bréda ils se dirigèrent vers la
rue de Navarin. Là, la jeune fille prit le bras de Jupillon, ne s'appuya
pas d'abord, puis peu à peu, à mesure qu'ils allaient, elle s'inclina
avec le mouvement d'une branche qu'on fait plier et se laissa aller
lui. Ils marchaient lentement, si lentement, que Germinie était parfois
forcée de s'arrêter pour ne pas être trop près d'eux. Ils montèrent la
rue des Martyrs, traversèrent la rue de la Tour-d'Auvergne, descendirent
la rue Montholon. Jupillon parlait; la cousine ne disait rien, écoutait
Jupillon, et, distraite comme une femme qui respire un bouquet, allait
en jetant de côté de temps en temps un petit regard vague, un petit coup
d'oeil d'enfant qui a peur.

Arrivés à la rue Lamartine devant le passage des Deux-Soeurs, ils
tournèrent sur eux-mêmes; Germinie n'eut que le temps de se jeter dans
une porte d'allée. Ils passèrent sans la voir. La petite était sérieuse
et paresseuse à marcher. Jupillon lui parlait dans le cou. Un moment ils
s'arrêtèrent: Jupillon faisait de grands gestes; la jeune fille
regardait fixement le pavé. Germinie crut qu'ils allaient se quitter;
mais ils se remirent à marcher ensemble et firent quatre ou cinq tours,
revenant et repassant devant le passage. À la fin, ils y entrèrent.
Germinie s'élança de sa cachette, bondit sur leurs pas. De la grille du
passage elle vit un bout de robe disparaître dans la porte d'un petit
hôtel meublé, à côté d'une boutique de liquoriste. Elle courut à cette
porte, regarda dans l'escalier, ne vit plus rien... Alors tout son sang
lui monta à la tête avec une idée, une seule idée que répétait sa bouche
idiote: Du vitriol!... du vitriol!... du vitriol! Et sa pensée devenant
instantanément l'action même de sa pensée, son délire la transportant
tout à coup dans son crime, elle montait l'escalier avec la bouteille
bien cachée sous son châle; elle frappait à la porte très-fort, et
toujours... On finissait par venir; il entre-bâillait la porte... Elle
ne lui disait ni son nom, ni rien... Elle passait sans s'occuper de
lui... Elle était forte à le tuer! et elle allait au lit, à _elle_! Elle
lui prenait le bras, elle lui disait: Oui, c'est moi... en voilà pour ta
vie! Et sur sa figure, sur sa gorge, sur sa peau, sur tout ce qu'elle
avait de jeune et d'orgueilleux, de beau pour l'amour, Germinie voyait
le vitriol marquer, brûler, creuser, bouillonner, faire quelque chose
d'horrible qui l'inondait de joie! La bouteille était vide, et elle
riait!... Et, dans son affreux rêve, son corps aussi rêvant, ses pieds
se mirent à marcher. Son pas alla devant elle, descendit le passage,
prit la rue, la mena chez un épicier. Il y avait dix minutes qu'elle
était là plantée devant le comptoir, avec des yeux qui n'y voyaient pas,
les yeux vides et perdus de quelqu'un qui va assassiner.--Voyons,
qu'est-ce que vous demandez? lui dit l'épicière impatientée, presque
effrayée de cette femme qui ne bougeait pas.

--Ce que je demande?... fit Germinie. Elle était si pleine et si
possédée de ce qu'elle voulait, qu'elle avait cru demander du
vitriol.--Ce que je demande?... Elle se passa la main sur son
front.--Ah! tiens, je ne sais plus...

Et elle sortit en trébuchant de la boutique.




XXXIII.


Dans la torture de cette vie, où elle souffrait mort et passion,
Germinie, cherchant à étourdir les horreurs de sa pensée, était revenue
au verre qu'elle avait pris un matin des mains d'Adèle et qui lui avait
donné toute une journée d'oubli. De ce jour, elle avait bu. Elle avait
bu à ces petites _lichades_ matinales des bonnes de femmes entretenues.
Elle avait bu avec l'une, elle avait bu avec l'autre. Elle avait bu avec
des hommes qui venaient déjeuner chez la crémière; elle avait bu avec
Adèle qui buvait comme un homme et qui prenait un vil plaisir à voir
descendre aussi bas qu'elle cette bonne de femme honnête.

D'abord, elle avait eu besoin, pour boire, d'entraînement, de société,
du choc des verres, de l'excitation de la parole, de la chaleur des
défis; puis bientôt, elle était arrivée à boire seule. C'est alors
qu'elle avait bu dans le verre à demi plein, remonté sous son tablier et
caché dans un recoin de la cuisine; qu'elle avait bu solitairement et
désespérément ces mélanges de vin blanc et d'eau-de-vie qu'elle avalait
coup sur coup jusqu'à ce qu'elle y eût trouvé ce dont elle avait soif:
le sommeil. Car ce qu'elle voulait ce n'était point la fièvre de tête,
le trouble heureux, la folie vivante, le rêve éveillé et délirant de
l'ivresse; ce qu'il lui fallait, ce qu'elle demandait, c'était le noir
bonheur du sommeil, d'un sommeil sans mémoire et sans rêve, d'un sommeil
de plomb tombant sur elle comme un coup d'assommoir sur la tête d'un
boeuf: et elle le trouvait dans ces liqueurs mêlées qui la foudroyaient
et lui couchaient la face sur la toile cirée de la table de cuisine.

Dormir de ce sommeil écrasant, rouler, le jour, dans cette nuit, cela
était devenu pour elle comme la trêve et la délivrance d'une existence
qu'elle n'avait plus le courage de continuer ni de finir. Un immense
besoin de néant, c'était tout ce qu'elle éprouvait dans l'éveil. Les
heures de sa vie qu'elle vivait de sang-froid, en se voyant elle-même,
en regardant dans sa conscience, en assistant à ces hontes, lui
semblaient si abominables! Elle aimait mieux les mourir. Il n'y avait
plus que le sommeil au monde pour lui faire tout oublier, le sommeil
congestionné de l'Ivrognerie qui berce avec les bras de la Mort.

Là, dans ce verre, qu'elle se forçait à boire et qu'elle vidait avec
frénésie, ses souffrances, ses douleurs, tout son horrible présent
allait se noyer, disparaître. Dans une demi-heure, sa pensée ne
penserait plus, sa vie n'existerait plus; rien d'elle ne serait plus
pour elle, et il n'y aurait plus même de temps à côté d'elle. «Je bois
mes embêtements,» avait-elle répondu à une femme qui lui avait dit
qu'elle s'abîmerait la santé à boire. Et comme dans les réactions qui
suivaient ses ivresses, il lui revenait un plus douloureux sentiment
d'elle-même, une désolation et une détestation plus grandes de ses
fautes et de ses malheurs, elle cherchait des alcools plus forts, de
l'eau-de-vie plus dure, elle buvait jusqu'à de l'absinthe pure pour
tomber dans une léthargie plus inerte, et faire plus complet son
évanouissement à toutes choses.

Elle finit par atteindre ainsi à des moitiés de journée
d'anéantissement, dont elle ne sortait qu'à demi éveillée avec une
intelligence stupéfiée, des perceptions émoussées, des mains qui
faisaient des choses par habitude, des gestes de somnambule, un corps et
une âme où la pensée, la volonté, le souvenir semblaient avoir encore la
somnolence et le vague des heures confuses du matin.




XXXIV.


Une demi-heure après l'affreuse rencontre où, sa pensée touchant au
crime comme avec les doigts, elle avait voulu, elle avait cru défigurer
sa rivale avec du vitriol, Germinie rentrait rue de Laval, en remontant
de chez l'épicier une bouteille d'eau-de-vie.

Depuis deux semaines, elle était maîtresse de l'appartement, libre de
ses ivresses et de ses abrutissements. Mlle de Varandeuil, qui
d'habitude ne bougeait guère, était, par extraordinaire, allée passer
six semaines chez une de ses vieilles amies en province; et elle n'avait
pas voulu emmener Germinie avec elle, par crainte de donner aux autres
domestiques le mauvais exemple et la jalousie d'une bonne habituée aux
douceurs du service et traitée sur un autre pied qu'eux.

Entrée dans la chambre de mademoiselle, Germinie ne prit que le temps de
jeter à terre son châle et son chapeau, et elle se mit à boire, le
goulot de la bouteille d'eau-de-vie entre les dents, à gorgées
précipitées jusqu'à ce que tout dans la chambre tournât autour d'elle,
et qu'il n'y eût plus rien de la journée dans sa tête. Alors,
chancelante, se sentant tomber, elle voulut se mettre sur le lit de sa
maîtresse pour dormir; l'ivresse la jeta de côté sur la table de nuit.
De là, elle roula à terre, ne remua plus: elle ronflait. Mais le coup
avait été si violent que dans la nuit elle eut une fausse couche, suivie
d'une de ces pertes par où la vie s'écoule. Elle voulut se relever,
aller appeler sur le carré, elle essaya de se mettre sur ses pieds: elle
ne le put pas. Elle se sentait glisser à la mort, y entrer, y descendre
avec une lenteur molle. Enfin, s'arrachant un dernier effort, elle se
traîna jusqu'à la porte de l'escalier; mais là, il lui fut impossible de
se soulever jusqu'à la serrure, impossible de crier. Et elle aurait fini
d'y mourir, si Adèle, dans la matinée, en passant, inquiète d'entendre
un gémissement, n'avait été chercher un serrurier pour ouvrir la porte,
et une sage-femme pour délivrer la mourante.

Quand, au bout d'un mois, mademoiselle revint, elle trouva Germinie
levée, mais d'une faiblesse si grande qu'elle était obligée de s'asseoir
à tout moment, et d'une pâleur telle qu'elle n'avait plus l'air d'avoir
de sang dans le corps. On lui dit qu'elle avait eu une perte dont elle
avait manqué mourir: mademoiselle ne soupçonna rien.




XXXV.


Germinie accueillit le retour de mademoiselle avec des caresses
attendries, mouillées de larmes. Sa tendresse ressemblait à celle d'un
enfant malade; elle en avait la lente douceur, l'air de prière, la
tristesse de souffrance peureuse et effarouchée. De ses mains pâles aux
veines bleues, elle cherchait à toucher sa maîtresse. Elle s'approchait
d'elle avec une sorte d'humilité tremblante et fervente. Le plus
souvent, assise en face d'elle sur un tabouret et la regardant d'en bas,
avec les yeux d'un chien, elle se soulevait de temps en temps pour aller
l'embrasser sur quelque endroit de sa robe, revenait s'asseoir, puis un
instant après recommençait.

Il y avait du déchirement et de l'imploration dans ces caresses, dans
ces baisers de Germinie. La mort qu'elle avait entendue venir à elle
comme une personne, avec le pas de quelqu'un, ces heures de défaillance
où, dans le lit, seule avec elle-même, elle avait revu sa vie et remonté
son passé, le ressouvenir et la honte de tout ce qu'elle avait caché
Mlle de Varandeuil, la terreur d'un jugement de Dieu se levant du fond
de ses anciennes idées de religion, tous les reproches, toutes les peurs
qui se penchent à l'oreille d'une agonie, avaient fait dans sa
conscience une suprême épouvante; et le remords, le remords qu'elle
n'avait jamais pu tuer en elle, était maintenant tout vivant et tout
criant dans son être affaibli, ébranlé, encore mal renoué à la vie,
peine rattaché à la croyance de vivre.

Germinie n'était point une de ces natures heureuses qui font le mal et
en laissent le souvenir derrière elles, sans que le regret de leurs
pensées y retourne jamais. Elle n'avait pas, comme Adèle, une de ces
grosses organisations matérielles qui ne se laissent traverser par rien
que par des impressions animales. Elle n'avait pas une de ces
consciences qui se dérobent à la souffrance par l'abrutissement et par
cette épaisse stupidité dans laquelle une femme végète, naïvement
fautive. Chez elle, une sensitivité maladive, une sorte d'éréthisme
cérébral, une disposition de tête à toujours travailler, à s'agiter dans
l'amertume, l'inquiétude, le mécontentement d'elle-même, un sens moral
qui s'était comme redressé en elle après chacune de ses déchéances, tous
les dons de délicatesse, d'élection et de malheur s'unissaient pour la
torturer, et retourner, chaque jour, plus avant et plus cruellement dans
son désespoir, le tourment de ce qui n'aurait guère mis de si longues
douleurs chez beaucoup de ses pareilles.

Germinie cédait à l'entraînement de la passion; mais aussitôt qu'elle y
avait cédé, elle se prenait en mépris. Dans le plaisir même, elle ne
pouvait s'oublier entièrement et se perdre. Il se levait toujours dans
sa distraction l'image de mademoiselle avec son austère et maternelle
figure. À mesure qu'elle s'abandonnait et descendait de son honnêteté,
Germinie ne sentait pas l'impudeur lui venir. Les dégradations où elle
s'abîmait ne la fortifiaient point contre le dégoût et l'horreur
d'elle-même. L'habitude ne lui apportait pas l'endurcissement. Sa
conscience souillée rejetait ses souillures, se débattait dans ses
hontes, se déchirait dans ses repentirs, et ne lui laissait pas même une
seconde la pleine jouissance du vice, l'entier étourdissement de la
chute.

Aussi quand mademoiselle, oubliant la domestique qu'elle était, se
penchait sur elle avec une de ces familiarités brusques de la voix et du
geste qui l'approchaient tout près de son coeur, Germinie confuse, prise
tout à coup de timidités rougissantes, devenait muette et comme imbécile
sous l'horrible douleur de voir toute son indignité. Elle s'enfuyait,
elle s'arrachait sous un prétexte à cette affection si odieusement
trompée et qui, en la touchant, remuait et faisait frissonner tous ses
remords.




XXXVI.


Le miracle de cette vie de désordre et de déchirement, de cette vie
honteuse et brisée, fut qu'elle n'éclatât pas. Germinie n'en laissa rien
jaillir au dehors, elle n'en laissa rien monter à ses lèvres, elle n'en
laissa rien voir dans sa physionomie, rien paraître dans son air, et le
fond maudit de son existence resta toujours caché à sa maîtresse.

Il était bien arrivé quelquefois à Mlle de Varandeuil de sentir à côté
d'elle vaguement un secret dans sa bonne, quelque chose qu'elle lui
cachait, une obscurité dans sa vie. Elle avait eu des instants de doute,
de défiance, une inquiétude instinctive, des commencements de perception
confuse, le flair d'une trace qui va en s'enfonçant et se perd dans du
sombre. Elle avait cru par moments toucher dans cette fille à des choses
fermées et froides, à un mystère, à de l'ombre. Par moments encore, il
lui avait semblé que les yeux de sa bonne ne disaient pas ce que disait
sa bouche. Sans le vouloir, elle avait retenu une phrase que Germinie
répétait souvent: «Péché caché, péché à moitié pardonné.» Mais ce qui
occupait surtout sa pensée, c'était l'étonnement de voir que malgré
l'augmentation de ses gages, malgré les petits cadeaux journaliers
qu'elle lui faisait, Germinie n'achetait plus rien pour sa toilette,
n'avait plus de robes, n'avait plus de linge. Où son argent passait-il?
Elle lui avait presque avoué avoir retiré ses dix-huit cents francs de
la Caisse d'épargne. Mademoiselle ruminait cela, puis se disait que
c'était là tout le mystère de sa bonne, c'était de l'argent, des
embarras, sans doute des engagements pris autrefois pour sa famille, et
peut-être de nouveaux envois «à sa canaille de beau-frère.» Elle avait
si bon coeur et si peu d'ordre! Elle savait si peu ce qu'était une pièce
de cent sous! Ce n'était que cela: mademoiselle en était sûre; et comme
elle connaissait la nature entêtée de sa bonne et qu'elle n'espérait pas
la faire changer, elle ne lui parlait de rien. Quand cette explication
ne satisfaisait pas complètement mademoiselle, elle mettait ce qui était
inconnu et mystérieux pour elle dans sa bonne sur le compte d'une nature
de femme un peu cachotière, gardant du caractère et des méfiances de la
paysanne, jalouse de ses petites affaires et se plaisant à enfouir un
coin de sa vie tout au fond d'elle, comme au village on entasse des sous
dans un bas de laine. Ou bien, elle se persuadait que c'était la
maladie, son état de souffrance continuel qui lui donnait ces lubies et
cette dissimulation. Et sa pensée, dans sa recherche et sa curiosité,
s'arrêtait là, avec la paresse et aussi un peu l'égoïsme des pensées de
vieilles gens, qui, craignant instinctivement le bout des choses et le
fond des gens, ne veulent point trop s'inquiéter ni trop savoir. Qui
sait? Peut-être toute cette cachoterie n'était-elle rien qu'une misère
indigne de l'inquiéter ou de l'intéresser, une chamaillade, une
brouillerie de femmes. Elle s'endormait là-dessus, rassurée, et cessait
de chercher.

Et comment mademoiselle eût-elle pu deviner les dégradations de Germinie
et l'horreur de son secret? Dans ses chagrins les plus poignants, dans
ses ivresses les plus folles, la malheureuse gardait l'incroyable force
de tout retenir et de tout renfoncer. De sa nature passionnée, débordée,
qui se versait si naturellement dans l'expansion, jamais ne s'échappait
une phrase, un mot qui fût un éclair, une lueur. Déboires, mépris,
chagrins, sacrifices, mort de son enfant, trahison de son amant, agonie
de son amour, tout demeura en elle silencieux, étouffé, comme si elle
appuyait des deux mains sur son coeur. Les rares défaillances qui lui
prenaient et où elle semblait se débattre avec des douleurs qui
l'étranglaient, ces caresses fiévreuses, furieuses à Mlle de Varandeuil,
ces effusions subites, ressemblant à des crises voulant accoucher de
quelque chose, finissaient toujours sans paroles et se sauvaient dans
des larmes.

La maladie même avec ses affaiblissements et ses énervements ne tira
rien d'elle. Elle ne put entamer cette héroïque volonté de se taire
jusqu'au bout. Les crises de nerfs lui arrachaient des cris, et rien que
des cris. Jeune fille, elle rêvait tout haut; elle força ses rêves à ne
plus parler, elle ferma les lèvres de son sommeil. Comme à son haleine
mademoiselle aurait pu s'apercevoir qu'elle buvait, elle mangea de l'ail
et de l'échalotte, et cacha avec leur empuantissement l'odeur de ses
ivresses. Ses ivresses mêmes, ses torpeurs saoûles, elle les dressa à se
réveiller au pas de sa maîtresse et à rester éveillées devant elle.

Elle menait ainsi comme deux existences. Elle était comme deux femmes,
et à force d'énergie, d'adresse, de diplomatie féminine, avec un
sang-froid toujours présent dans le trouble même de la boisson, elle
parvint à séparer ces deux existences, à les vivre toutes les deux sans
les mêler, à ne pas laisser se confondre les deux femmes qui étaient en
elle, à rester auprès de Mlle de Varandeuil la fille honnête et rangée
qu'elle avait été, à sortir de l'orgie sans en emporter le goût,
montrer quand elle venait de quitter son amant une sorte de pudeur de
vieille fille dégoûtée du scandale des autres bonnes. Elle n'avait ni un
propos, ni un genre de tenue qui éveillât le soupçon de sa vie
clandestine; rien en elle ne sentait ses nuits. En mettant le pied sur
le paillasson de l'appartement de Mlle de Varandeuil, en l'approchant,
en se trouvant en face d'elle, elle prenait la parole, l'attitude, même
de certains plis de robe qui écartent d'une femme jusqu'à la pensée des
approches de l'homme. Elle parlait librement de toutes choses, comme
n'ayant à rougir de rien. Elle était amère aux fautes et aux hontes
d'autrui, ainsi qu'une personne sans reproche. Elle plaisantait de
l'amour avec sa maîtresse, gaiement, sans embarras, d'une façon
détachée: on aurait cru l'entendre causer d'une vieille connaissance
qu'elle aurait perdue de vue. Et il y avait autour de ses trente-cinq
ans, pour tous ceux qui ne la voyaient que comme Mlle de Varandeuil et
chez elle, une certaine atmosphère de chasteté particulière, le parfum
d'honnêteté sévère et insoupçonnable, spécial aux vieilles bonnes et aux
femmes laides.

Cependant tout ce mensonge d'apparences n'était pas de l'hypocrisie chez
Germinie. Il ne venait pas d'une duplicité perverse, d'un calcul
corrompu: c'était son affection pour mademoiselle qui la faisait être ce
qu'elle était chez elle. Elle voulait à tout prix lui éviter le chagrin
de la voir et de pénétrer au fond d'elle. Elle la trompait uniquement
pour garder sa tendresse, avec une sorte de respect; et dans l'horrible
comédie qu'elle jouait, un sentiment pieux, presque religieux, se
glissait, pareil au sentiment d'une fille mentant aux yeux de sa mère
pour ne pas lui désoler le coeur.




XXXVII.


Mentir! elle ne pouvait plus que cela. Elle éprouvait comme une
impossibilité de se retirer d'où elle était. Elle ne soutenait même pas
l'idée d'un effort pour en sortir, tant la tentative lui paraissait
inutile, tant elle se trouvait lâche, abîmée et vaincue, tant elle se
sentait encore toute nouée à cet homme par toutes sortes de chaînes
basses et de liens dégradants, jusque par le mépris qu'il ne lui cachait
plus!

Quelquefois, en réfléchissant sur elle-même, elle était effrayée. Des
idées, des peurs de village lui revenaient. Et ses superstitions de
jeunesse lui disaient tout bas que cet homme lui avait jeté un sort, que
peut-être il lui avait fait manger du _pain à chanter_. Et sans cela,
aurait-elle été comme elle était? Aurait-elle eu, rien qu'à le voir,
cette émotion de tout l'être, cette sensation presque animale de
l'approche d'un maître? Aurait-elle senti tout son corps, sa bouche, ses
bras, l'amour et la caresse de ses gestes aller involontairement à lui?
Lui aurait-elle appartenu ainsi tout entière? Longuement et amèrement,
elle se rappelait à elle-même tout ce qui aurait dû la guérir, la
sauver, les dédains de cet homme, ses injures, la corruption des
plaisirs qu'il avait exigés d'elle, et elle était forcée de s'avouer que
rien ne lui avait coûté à sacrifier pour cet homme et qu'elle avait
dévoré pour lui jusqu'aux derniers dégoûts. Elle cherchait à imaginer le
degré d'abaissement où son amour refuserait de descendre, elle ne le
trouvait pas. Il pouvait faire d'elle ce qu'il voulait, l'insulter, la
battre, elle resterait à lui sous le talon de ses bottes! Elle ne se
voyait pas ne lui appartenant plus. Elle ne se voyait pas sans lui. Cet
homme à aimer lui était nécessaire, elle se réchauffait à lui, elle
vivait de lui, elle le respirait. Autour d'elle, rien ne lui semblait
exister de pareil parmi les femmes de sa condition. Aucune des camarades
qu'elle approchait ne mettait dans une liaison l'âpreté, l'amertume, le
tourment, le bonheur de souffrir qu'elle trouvait dans la sienne. Aucune
n'y mettait cela qui la tuait et dont elle ne pouvait se passer.

À elle-même, elle se paraissait extraordinaire et d'une nature à part,
du tempérament des bêtes que les mauvais traitements attachent. Il y
avait des jours où elle ne se reconnaissait plus, et où elle se
demandait si elle était toujours la même femme. En repassant toutes les
bassesses auxquelles Jupillon l'avait pliée, elle ne pouvait croire que
c'était elle qui avait subi cela. Elle qui se connaissait violente,
bouillante, toute pleine de passions chaudes, de révoltes et d'orages,
elle avait passé par ces soumissions et ces docilités! Elle avait
réprimé ses colères, refoulé les idées de sang qui lui étaient montées
au cerveau tant de fois! Elle avait toujours obéi, toujours patienté,
toujours baissé la tête! Aux pieds de cet homme, elle avait fait ramper
son caractère, ses instincts, son orgueil, sa vanité, et plus que tout
cela, sa jalousie, les rages de son coeur! Pour le garder, elle en était
venue à le partager, à lui permettre des maîtresses, à le recevoir des
mains des autres, à chercher sur sa joue les endroits où ne l'avait pas
embrassé sa cousine! Et maintenant, tout au bout de tant d'immolations
dont elle l'avait lassé, elle le retenait par un plus dégoûtant
sacrifice, elle l'attirait par des cadeaux, elle lui ouvrait sa bourse
pour le faire venir à des rendez-vous, elle achetait son amabilité en
satisfaisant ses fantaisies et ses caprices, elle payait cet homme qui
se faisait marchander ses baisers et demandait des pourboires à l'amour!
Et elle vivait, allant d'un jour à l'autre avec la terreur de ce que le
misérable pourrait lui demander le lendemain.




XXXVIII.

«Il lui faut vingt francs...» Germinie se répéta cela plusieurs fois
machinalement, mais sa pensée n'allait pas au delà des mots qu'elle se
disait. La marche, la montée des cinq étages l'avaient étourdie. Elle
tomba assise sur la chauffeuse graisseuse de sa cuisine, baissa la tête,
posa le bras sur la table. La tête lui bourdonnait. Ses idées s'en
allaient, puis revenaient comme en foule, s'étouffaient en elle, et de
toutes il ne lui en restait qu'une, toujours plus aiguë, plus fixe: Il
lui faut vingt francs! vingt francs!... vingt francs!... Et elle regarda
autour d'elle comme si elle allait les trouver là, dans la cheminée,
dans le panier aux ordures, sous le fourneau. Puis elle songea aux gens
qui lui devaient, à une bonne allemande qui avait promis de la
rembourser, il y avait de cela plus d'un an. Elle se leva, noua son
bonnet. Elle ne se disait plus: Il lui faut vingt francs; elle se
disait: Je les aurai.

Elle descendit chez Adèle:--Tu n'as pas vingt francs pour une note qu'on
apporte?... mademoiselle est sortie.

--Pas de chance, dit Adèle; j'ai donné mes derniers vingt francs
madame hier soir pour aller souper. Cette rosse-là n'est pas encore
rentrée... Veux-tu trente sous?

Elle courut chez l'épicier. C'était un dimanche; il était trois heures:
l'épicier venait de fermer.

Il y avait du monde chez la fruitière; elle demanda quatre sous
d'herbes.

--Je n'ai pas d'argent, dit-elle. Elle espérait que la fruitière lui
dirait: En voulez-vous? La fruitière lui dit: En voilà un genre? comme
si on avait peur! Il y avait d'autres bonnes: elle sortit sans rien
dire.

--Il n'y a rien pour nous? dit-elle au portier. Ah! tenez, vous n'auriez
pas vingt francs, mon Pipelet, ça m'éviterait de remonter.

--Quarante, si vous voulez...

Elle respira. Le portier alla dans le fond de sa loge à une
armoire.--Ah! sapristi! ma femme a pris la clef... Tiens! comme vous
êtes pâle!...

--Ce n'est rien... Et elle s'enfuit dans la cour vers la porte de
l'escalier de service.

En remontant, voici ce qu'elle pensait: Il y a des gens qui trouvent des
pièces de vingt francs... C'est aujourd'hui qu'il en a besoin, il me l'a
dit... Mademoiselle m'a donné mon argent il n'y a pas cinq jours, je ne
peux pas lui demander... Après ça, vingt francs de plus ou de moins,
pour elle, qu'est-ce que c'est?... L'épicier me les aurait prêtés, bien
sûr... J'en ai eu un autre rue Taitbout; il ne fermait que le soir, le
dimanche, celui-là...

Elle était à son étage devant sa porte. Elle se pencha sur la rampe de
l'escalier des maîtres, regarda si personne ne montait, entra, alla
droit à la chambre de mademoiselle, ouvrit la fenêtre, respira
largement, les deux coudes sur le barreau d'appui. Des moineaux
accoururent des cheminées d'alentour, croyant qu'elle allait leur jeter
du pain. Elle ferma la fenêtre et regarda dans la chambre sur le dessus
de la commode, d'abord une veine de marbre, puis une petite cassette de
bois des Îles, puis la clef, une petite clef d'acier oubliée dans la
serrure. Tout à coup, ses oreilles tintèrent, elle crut qu'on sonnait.
Elle alla ouvrir: il n'y avait personne. Elle revint avec le sentiment
d'être seule, alla prendre un torchon à la cuisine et se mit à frotter
l'acajou d'un fauteuil en tournant le dos à la commode; mais elle voyait
toujours la cassette, elle la voyait ouverte, elle voyait le coin
droite où mademoiselle mettait son or, les petits papiers dans lesquels
elle l'empapillottait cent francs par cent francs; ses vingt francs
étaient là!.. Elle fermait les yeux comme à un éblouissement. Elle
sentait le vertige dans sa conscience; mais aussitôt elle se soulevait
tout entière contre elle-même, et il lui semblait que son coeur indigné
lui remontait dans la poitrine. En un moment, l'honneur de toute sa vie
s'était dressé entre sa main et cette clef. Son passé de probité, de
désintéressement, de dévouement, vingt ans de résistance aux mauvais
conseils et à la corruption de ce quartier pourri, vingt ans de mépris
pour le vol, vingt ans où sa poche n'avait pas eu un liard à ses
maîtres, vingt ans d'indifférence au lucre, vingt ans où la tentation
n'avait pas approché d'elle, sa longue et naturelle honnêteté, la
confiance de mademoiselle, tout cela lui revint d'un seul coup. Ses
jeunes années l'embrassèrent et la reprirent. De sa famille même, du
souvenir de ses parents, de la mémoire pure de son misérable nom, des
morts dont elle venait, il se leva comme un murmure d'ombres gardiennes
autour d'elle... Une seconde elle fut sauvée.

Puis insensiblement, de mauvaises idées se glissèrent une à une dans sa
tête. Elle se chercha des sujets d'amertume, des raisons d'ingratitude
contre sa maîtresse. Elle compara à ses gages le chiffre des gages dont
se vantaient par vanité les autres bonnes de la maison. Elle trouva que
mademoiselle était bienheureuse, qu'elle aurait dû l'augmenter davantage
depuis qu'elle était chez elle. Et puis pourquoi, se demanda-t-elle tout
à coup, laisse-t-elle la clef à sa cassette? Et elle se mit à penser que
cet argent qui était là n'était pas de l'argent pour vivre, mais des
économies de mademoiselle pour acheter une robe de velours à une
filleule; de l'argent qui dormait... se dit-elle encore. Elle
précipitait ses raisons comme pour s'empêcher de discuter ses excuses.
Et puis, c'est pour une fois... Elle me les prêterait, si je lui
demandais... Et je les lui rendrai...

Elle avança la main, elle fit tourner la clef... Elle s'arrêta; il lui
sembla que le grand silence qui était autour d'elle la regardait et
l'écoutait. Elle leva les yeux: la glace lui jeta son visage. Devant
cette figure qui était la sienne, elle eut peur; elle recula d'épouvante
et de honte comme devant la face de son crime: c'était la tête d'une
voleuse qu'elle avait sur les épaules!

Elle s'était sauvée dans le corridor. Tout à coup, elle tourna sur ses
talons, alla droit à la cassette, donna un tour de clef, jeta la main,
fouilla sous des médaillons de cheveux et des bijoux de souvenir, prit
une pièce à tâtons dans un rouleau de cinq louis, ferma la cassette et
s'enfuit dans la cuisine... Elle tenait la petite pièce dans sa main et
n'osait la regarder.




XXXIX.


Ce fut alors que les abaissements, les dégradations de Germinie
commencèrent à paraître dans toute sa personne, à l'hébéter, à la salir.
Une sorte de sommeil gagna ses idées. Elle ne fut plus vive ni prompte
penser. Ce qu'elle avait lu, ce qu'elle avait appris parut s'échapper
d'elle. Sa mémoire, qui retenait tout, devint confuse et oublieuse.
L'esprit de la bonne de Paris s'en alla peu à peu de sa conversation, de
ses réponses, de son rire. Sa physionomie, tout à l'heure si éveillée,
n'eut plus d'éclairs. Dans toute sa personne on aurait cru voir revenir
la paysanne bête qu'elle était en arrivant du pays, lorsqu'elle allait
demander du pain d'épice chez un papetier. Elle n'avait plus l'air de
comprendre. Mademoiselle lui voyait faire, à ce qu'elle lui disait, une
figure d'idiote. Elle était obligée de lui expliquer, de lui répéter
deux ou trois fois ce que jusque-là Germinie avait saisi à demi-mot.
Elle se demandait, en la voyant ainsi, lente et endormie, si on ne lui
avait pas changé sa bonne.--Mais tu deviens donc une bête d'imbécile!
lui disait-elle parfois impatientée. Elle se souvenait du temps où
Germinie lui était si utile pour retrouver une date, mettre une adresse
sur une carte, dire le jour où on avait rentré le bois ou entamé la
pièce de vin, toutes choses qui échappaient à sa vieille tête. Germinie
ne se rappelait plus rien. Le soir, quand elle comptait avec
mademoiselle, elle ne pouvait retrouver ce qu'elle avait acheté le
matin; elle disait: Attendez!... et après un geste vague, rien ne lui
revenait. Mademoiselle, pour ménager ses yeux fatigués, avait pris
l'habitude de se faire lire par elle le journal: Germinie arriva
tellement ânonner, à lire avec si peu d'intelligence, que mademoiselle
fut obligée de la remercier.

Son intelligence allant ainsi en s'affaissant, son corps aussi
s'abandonnait et se délaissait. Elle renonçait à la toilette, à la
propreté même. Dans son incurie, elle ne gardait rien des soins de la
femme; elle ne s'habillait plus. Elle portait des robes tachées de
graisse et déchirées sous les bras, des tabliers en loques, des bas
troués dans des savates avachies. Elle laissait la cuisine, la fumée, le
charbon, le cirage, la souiller et s'essuyer après elle comme après un
torchon. Autrefois, elle avait eu la coquetterie et le luxe des femmes
pauvres, l'amour du linge. Personne dans la maison n'avait de bonnets
plus frais. Ses petits cols, tout unis et tout simples, étaient toujours
de ce blanc qui éclaire si joliment la peau et fait toute la personne
nette. Maintenant elle avait des bonnets fatigués, fripés, avec lesquels
elle semblait avoir dormi. Elle se passait de manchettes, son col
laissait voir contre la peau de son cou un liseré de crasse, et on la
sentait plus sale encore en dessous qu'en dessus. Une odeur de misère,
croupie et rance, se levait d'elle. Quelquefois c'était si fort que Mlle
de Varandeuil ne pouvait s'empêcher de lui dire:--Va donc te changer, ma
fille... tu sens le pauvre...

Dans la rue, elle n'avait plus l'air d'appartenir à quelqu'un de propre.
Elle ne semblait plus la domestique d'une personne honnête. Elle perdait
l'aspect d'une servante qui, se soignant et se respectant dans sa mise
même, porte sur elle le reflet de sa maison et l'orgueil de ses maîtres.
De jour en jour elle devenait cette créature abjecte et débraillée dont
la robe glisse au ruisseau,--une _souillon_.

Se négligeant, elle négligeait tout autour d'elle. Elle ne rangeait
plus, elle ne nettoyait plus, elle ne lavait plus. Elle laissait le
désordre et la saleté entrer dans l'appartement, envahir l'intérieur de
mademoiselle, ce petit intérieur dont la propreté faisait autrefois
mademoiselle si contente et si fière. La poussière s'amassait, les
araignées filaient derrière les cadres, les glaces se voilaient, les
marbres des cheminées, l'acajou des meubles se ternissaient; les
papillons s'envolaient des tapis qui n'étaient plus secoués, les vers se
mettaient où ne passaient plus la brosse ni le balai; l'oubli poudroyait
partout sur les choses sommeillantes et abandonnées que réveillait et
ranimait autrefois le coup de main de chaque matin. Une dizaine de fois,
mademoiselle avait tenté de piquer là-dessus l'amour-propre de Germinie;
mais alors, tout un jour, c'était un nettoyage si forcené et accompagné
de tels accès d'humeur, que mademoiselle se promettait de ne plus
recommencer. Un jour pourtant elle s'enhardit à écrire le nom de
Germinie avec le doigt sur la poussière de sa glace; Germinie fut huit
jours sans le lui pardonner. Mademoiselle en vint à se résigner. À peine
si elle laissait échapper bien doucement, quand elle voyait sa bonne
dans un moment de bonne humeur:--Avoue, ma fille, que la poussière est
bien heureuse chez nous!

À l'étonnement, aux observations des amies qui venaient encore la voir
et que Germinie était forcée de laisser entrer, mademoiselle répondait
avec un accent de miséricorde et d'apitoiement:--Oui, c'est sale, je
sais bien! Mais que voulez-vous? Germinie est malade, et j'aime mieux
qu'elle ne se tue pas. Parfois, quand Germinie était sortie, elle se
hasardait à donner avec ses mains goutteuses un coup de serviette sur la
commode, un coup de plumeau sur un cadre. Elle se dépêchait, craignant
d'être grondée, d'avoir une scène, si sa bonne rentrait et la voyait.

Germinie ne travaillait presque plus; elle servait à peine. Elle avait
réduit le dîner et le déjeuner de sa maîtresse aux mets les plus
simples, les plus courts et les plus faciles à cuisiner. Elle faisait
son lit sans relever les matelas, _à l'anglaise_. La domestique qu'elle
avait été ne se retrouvait et ne revivait plus en elle qu'aux jours où
mademoiselle donnait un petit dîner dont le nombre de couverts était
toujours assez grand par la bande d'enfants conviés. Ces jours-là,
Germinie sortait, comme par enchantement, de sa paresse, de son apathie,
et, puisant des forces dans une sorte de fièvre, elle retrouvait, devant
le feu de ses fourneaux et les rallonges de la table, toute son activité
passée. Et mademoiselle était stupéfaite de la voir, suffisant à tout,
seule et ne voulant pas d'aide, faire en quelques heures un dîner pour
une dizaine de personnes, le servir, le desservir avec les mains et
toute la vive adresse de sa jeunesse.




XL.


--Non... cette fois-ci, non, dit Germinie en se levant du pied du lit de
Jupillon où elle s'était assise. Il n'y a pas moyen... Mais tu ne sais
donc pas que je n'ai plus un sou... ce qui s'appelle un sou!... Tu n'as
donc pas vu les bas que je porte!

Et relevant sa jupe, elle lui montra des bas tout troués et noués avec
des lisières.--Je n'ai plus de quoi changer de rien... De l'argent?...
mais le jour de la fête de mademoiselle, je n'ai pas eu seulement pour
lui donner des fleurs... Je lui ai acheté un bouquet de violettes d'un
sou, ainsi! Ah! oui, de l'argent!... Tes derniers vingt francs...
sais-tu comment je les ai eus?... En les prenant dans la cassette de
mademoiselle!... Je les ai remis... Mais c'est fini... Je ne veux plus
de cela... C'est bon une fois... Où veux-tu que j'en trouve à présent,
dis-moi un peu?... On ne peut pas mettre de sa peau au Mont-de-Piété...
sans ça!... Mais pour faire encore un coup comme ça, jamais de la
vie!... Tout ce que tu voudras, mais pas ça, pas voler! Je ne veux
plus... Oh! je sais bien, va, ce qui m'arrivera avec toi... Mais tant
pis!

--Ah! ça, as-tu fini de te monter? dit Jupillon. Si tu m'avais dit ça
pour les vingt francs... est-ce que tu t'imagines que j'en aurais voulu?
Je ne te croyais pas pannée tant que ça, moi... Je te voyais toujours
aller... Je me figurais que ça ne te gênait pas de me prêter une pièce
de vingt francs que je t'aurais rendue dans une semaine ou deux avec les
autres... Mais, tu ne dis rien?... Eh bien! voilà tout, je ne t'en
demanderai plus... C'est pas une raison pour que nous nous fâchions, ça,
il me semble...

Et jetant sur Germinie un regard indéfinissable:

--N'est-ce pas, à jeudi?

--À jeudi! dit désespérément Germinie. Elle avait envie de se jeter dans
les bras de Jupillon, de lui demander pardon de sa misère, de lui dire:
Tu vois bien, je ne peux pas!...

Elle répéta:--À jeudi! et partit.

Quand, le jeudi, elle frappa à la porte du rez-de-chaussée de Jupillon,
elle crut entendre le pas d'un homme qui se sauvait au fond dans la
chambre. La porte s'ouvrit: devant elle était la cousine qui avait une
résille, une vareuse rouge, des pantoufles, la toilette et la contenance
d'une femme qui est chez elle chez un homme. Çà et là ses affaires
traînaient: Germinie les voyait sur les meubles qu'elle avait payés.

--Madame demande? fit impudemment la cousine.

--M. Jupillon?

--Il est sorti.

--Je l'attendrai, dit Germinie; et elle essaya d'entrer dans l'autre
pièce.

--Chez le portier, alors? Et la cousine lui barra le passage.

--Quand rentrera-t-il?

--Quand les poules auront des dents, lui dit sérieusement la petite
fille; et elle lui ferma la porte au nez.

--Eh bien! c'est bien ça que j'attendais de lui, se dit Germinie, en
marchant dans la rue. Les pavés lui semblaient s'enfoncer sous ses
jambes molles.




XLI.


Rentrant ce soir-là d'un dîner de baptême qu'elle n'avait pu refuser,
mademoiselle entendit parler dans sa chambre. Elle crut qu'il y avait
quelqu'un avec Germinie, et s'en étonnant, elle poussa la porte. À la
lueur d'une chandelle charbonnante et fumeuse, elle ne vit d'abord
personne; puis, en regardant bien, elle aperçut sa bonne couchée et
pelotonnée sur le pied de son lit.

Germinie dormait et parlait. Elle parlait avec un accent étrange, et qui
donnait de l'émotion, presque de la peur. La vague solennité des choses
surnaturelles, un souffle d'au delà de la vie s'élevait dans la chambre,
avec cette parole du sommeil, involontaire, échappée, palpitante,
suspendue, pareille à une âme sans corps qui errerait sur une bouche
morte. C'était une voix lente, profonde, lointaine, avec de grands
silences de respiration et des mots exhalés comme des soupirs, traversée
de notes vibrantes et poignantes qui entraient dans le coeur, une voix
pleine du mystère et du tremblement de la nuit où la dormeuse semblait
retrouver à tâtons des souvenirs et passer la main sur des visages. On
entendait:--Oh! elle m'aimait bien... Et lui, s'il n'était pas mort...
nous serions bien heureux à présent, n'est-ce pas?... Non! Non! Mais
c'est fait, tant pis, je ne veux pas le dire...

Et Germinie eut une contraction nerveuse comme pour faire rentrer son
secret et le reprendre au bord de ses lèvres.

Mademoiselle était penchée avec une sorte d'épouvante sur ce corps
abandonné et ne s'appartenant plus, dans lequel le passé revenait comme
un revenant dans une maison abandonnée. Elle écoutait ces aveux prêts
jaillir et machinalement arrêtés, cette pensée sans connaissance qui
parlait toute seule, cette voix qui ne s'entendait pas elle-même. Une
sensation d'horreur lui venait: elle avait l'impression d'être à côté
d'un cadavre possédé par un rêve.

Au bout de quelque temps de silence, d'une sorte de tiraillement entre
ce qu'elle paraissait revoir, Germinie sembla laisser venir à elle le
présent de sa vie. Ce qui lui échappait, ce qu'elle répandait dans des
paroles coupées et sans suite, c'était, autant que pouvait le comprendre
mademoiselle, des reproches à quelqu'un. Et à mesure qu'elle parlait,
son langage devenait aussi méconnaissable que sa voix transposée dans
les notes du songe. Il s'élevait au-dessus de la femme, au-dessus de son
ton et de ses expressions journalières. C'était comme une langue de
peuple purifiée et transfigurée dans la passion. Germinie accentuait les
mots avec leur orthographe; elle les disait avec leur éloquence. Les
phrases sortaient de sa bouche, avec leur rhythme, leur déchirement, et
leurs larmes, ainsi que de la bouche d'une comédienne admirable. Elle
avait des mouvements de tendresse coupés par des cris; puis venaient des
révoltes, des éclats, une ironie merveilleuse, stridente, implacable,
s'éteignant toujours dans un accès de rire nerveux qui répétait et
prolongeait, d'écho en écho, la même insulte. Mademoiselle restait
confondue, stupéfaite, écoutant comme au théâtre. Jamais elle n'avait
entendu le dédain tomber de si haut, le mépris se briser ainsi et
rejaillir dans le rire, la parole d'une femme avoir tant de vengeances
contre un homme. Elle cherchait dans sa mémoire: un pareil jeu, de
telles intonations, une voix aussi dramatique et aussi déchirée que
cette voix de poitrinaire crachant son coeur, elle ne se les rappelait
que de Mlle Rachel.

À la fin, Germinie s'éveilla brusquement, les yeux pleins des larmes de
son sommeil, et se jeta au bas du lit, en voyant sa maîtresse
rentrée.--Merci, lui dit celle-ci, ne te gêne pas!... Vautre-toi sur mon
lit comme ça!

--Oh! mademoiselle, fit Germinie, je n'étais pas où vous mettez votre
tête... La, ça vous réchauffera les pieds.

--Ah çà! veux-tu me dire un peu ce que tu rêvais?... Il y avait un
homme... tu te disputais...

--Moi? fit Germinie, je ne me rappelle plus...

Et cherchant son rêve, elle se mit à déshabiller silencieusement sa
maîtresse. Quand elle l'eut couchée: Ah! mademoiselle, lui dit-elle en
lui bordant son lit, n'est-ce pas que vous me donnerez bien une fois
quinze jours pour aller chez nous?... Ça me revient maintenant...




XLII.


Bientôt mademoiselle s'étonna d'un entier changement dans la manière
d'être, les habitudes de sa bonne. Germinie n'eut plus ses maussaderies,
ses humeurs farouches, ses rébellions, ces mâchonnements de mots où
grognait son mécontentement. Elle sortit tout à coup de sa paresse,
reprit le zèle de son ouvrage. Elle ne resta plus des heures à faire son
marché; elle semblait fuir la rue. Le soir, elle ne sortait plus;
peine si elle bougeait d'auprès de mademoiselle, l'entourant, la gardant
de son lever à son coucher, prenant d'elle un soin continu, incessant,
presque irritant, ne la laissant pas se lever, pas même allonger la main
pour prendre quelque chose, la servant, la veillant comme un enfant. Par
moments, fatiguée d'elle, lasse de cette éternelle occupation de sa
personne, mademoiselle ouvrait la bouche pour lui dire: Ah çà! vas-tu
bientôt décampiller d'ici? Mais Germinie levait sur elle son sourire, un
sourire si triste et si doux, qu'il arrêtait l'impatience sur les lèvres
de la vieille fille. Et elle continuait à demeurer près d'elle, avec une
espèce d'air charmé et divinement hébété, dans l'immobilité d'une
adoration profonde, l'enfoncement d'une contemplation presque idiote.

C'est qu'en ce moment toute l'affection de la pauvre fille se retournait
vers mademoiselle. Sa voix, ses gestes, ses yeux, son silence, sa
pensée, allaient à la personne de sa maîtresse avec l'ardeur d'une
expiation, la contrition d'une prière, l'élancement d'un culte. Elle
l'aimait avec toutes les tendres violences de sa nature. Elle l'aimait
avec toutes les déceptions de sa passion. Elle voulait lui rendre tout
ce qu'elle ne lui avait pas donné, tout ce que d'autres lui avaient
pris. Chaque jour son amour embrassait plus étroitement, plus
religieusement la vieille demoiselle qui se sentait pressée, enveloppée,
mollement réchauffée par la chaleur de ces deux bras jetés autour de sa
vieillesse.




XLIII.


Mais le passé et ses dettes étaient toujours là, et lui répétaient
toute heure:--Si mademoiselle savait!

Elle vivait dans des transes de criminelle, dans un tremblement de tous
les instants. On ne sonnait pas à la porte sans qu'elle se dît: C'est
ça! Les lettres d'une écriture inconnue la remplissaient d'anxiété. Elle
en tourmentait la cire avec ses doigts, elle les renfonçait dans sa
poche, elle hésitait à les donner, et le moment où mademoiselle ouvrait
le terrible papier, le parcourait de l'oeil froid des vieilles gens,
avait pour elle l'émotion d'un arrêt de mort qu'on attend. Elle sentait
son secret et son mensonge dans la main de tout le monde. La maison
l'avait vue et pouvait parler. Le quartier la connaissait. Autour
d'elle, il n'y avait plus que sa maîtresse dont elle pût voler l'estime!

En montant, en descendant, elle trouvait le regard du portier, un regard
qui souriait, un regard qui lui disait: Je sais. Elle n'osait plus
l'appeler: Mon Pipelet. Quand elle rentrait, il regardait dans son
panier:--Moi qui aime tant ça! disait la portière quand il y avait
quelque bon morceau. Le soir elle leur descendait les restes. Elle ne
mangeait plus. Elle finit par les nourrir.

Toute la rue lui faisait peur comme l'escalier et la loge. Il y avait
dans chaque boutique un visage qui lui renvoyait sa honte et spéculait
sur sa faute. À chaque pas, il lui fallait acheter le silence à prix de
bassesse et de soumission. Les fournisseurs qu'elle n'avait pu
rembourser, la tenaient. Si elle trouvait quelque chose trop cher, une
goguenardise lui rappelait qu'ils étaient ses maîtres, et qu'il fallait
payer si elle ne voulait pas être dénoncée. Une plaisanterie, une
allusion la faisait pâlir. Elle était liée là, obligée de s'y fournir,
de s'y laisser fouiller aux poches comme par des complices. La
remplaçante de Mme Jupillon, partie pour aller tenir une épicerie
Bar-sur-Aube, la nouvelle crémière lui passait son mauvais lait, et
quand elle lui disait que mademoiselle s'en plaignait, qu'elle avait des
reproches tous les matins:--Votre mademoiselle, répondait la crémière,
avec ça qu'elle vous gêne! Chez la fruitière, quand elle sentait un
poisson et qu'elle lui disait: Il a été sur la glace celui-là...--Bon!
faisait la fruitière, dites tout de suite que je l'y mets des influences
de la lune dans les ouïes pour le faire paraître frais!... On est donc
dans ses jours difficiles, aujourd'hui, ma biche? Mademoiselle voulait
pour un dîner qu'elle allât à la Halle; elle en parla devant la
fruitière:--Ah! bien oui, à la Halle! Je voudrais vous voir aller à la
Halle! Et elle lui lança un coup d'oeil où Germinie vit son compte monté
chez sa maîtresse. L'épicier lui vendait son café qui sentait le tabac
priser, ses pruneaux avariés, son riz éventé, ses vieux biscuits. Quand
elle s'enhardissait à lui faire une observation:--Ah! bah! disait-il,
une vieille pratique comme vous, vous ne voudriez pas me faire des
traits... Puisque je vous dis que je vous donne bon... Et il lui pesait
cyniquement à faux poids ce qu'elle demandait et ce qu'il lui faisait
demander.




XLIV.


Une grande douleur de Germinie,--une douleur qu'elle cherchait
pourtant,--était de repasser, en revenant de chercher le journal du soir
pour mademoiselle, avant dîner, dans une rue où était une école de
petites filles. Souvent elle se trouvait devant la porte à l'heure de la
sortie; elle voulait se sauver,--et s'arrêtait.

C'était d'abord le bruit d'un essaim, un bourdonnement, une envolée, une
de ces grandes joies d'enfants qui font gazouiller la rue à Paris. De
l'allée étroite et noire qui suivait la classe, les petites se sauvaient
comme d'une cage ouverte, s'échappaient pêle-mêle, couraient en avant,
gaminaient au soleil. Elles se poussaient, se bousculaient, faisaient
sauter au-dessus de leurs têtes leurs paniers vides. Puis les groupes
s'appelaient et se formaient; les petites mains allaient à d'autres
petites mains; les amies se donnaient le bras, des couples se prenaient
par la taille, se tenaient par le cou, et se mettaient à aller en
mordant à la même tartine. La bande bientôt marchait, et toutes
remontaient la rue sale, lentement, en musardant. Les plus grandes, qui
avaient dix ans, s'arrêtaient pour causer, comme de petites femmes, aux
portes cochères. D'autres faisaient halte pour boire à la bouteille de
leur goûter. Les plus petites s'amusaient à mouiller dans le ruisseau la
semelle de leurs souliers. Et il y en avait qui se coiffaient d'une
feuille de chou ramassée par terre, vert bonnet du bon Dieu sous lequel
riait leur frais petit visage.

Germinie les regardait toutes et marchait avec elles: elle se mettait
dans les rangs pour avoir le frôlement de leurs tabliers. Elle ne
pouvait quitter des yeux ces petits bras sous lesquels sautait le carton
de l'école, ces petites robes brunes à pois, ces petits pantalons noirs,
ces petites jambes dans ces petits bas de laine. Il y avait pour elle
comme un jour divin sur toutes ces petites têtes de blondines aux doux
cheveux d'enfant Jésus. Une petite mèche folle sur un petit cou, un rien
de chair d'enfant au haut d'un bout de chemise, au bas d'une manche, par
instants elle ne voyait plus que cela: c'était pour elle tout le soleil
de la rue,--et le ciel!

Cependant la troupe diminuait. Chaque rue prenait les enfants des rues
voisines. L'école se dispersait sur le chemin. La gaieté de tous ces
petits pas s'éteignait peu à peu. Les petites robes disparaissaient une
à une. Germinie suivait les dernières; elle s'attachait à celles qui
allaient le plus loin.

Une fois qu'elle marchait ainsi, dévorant des yeux le souvenir de sa
fille, tout à coup prise d'une rage d'embrasser, elle se jeta sur une
des petites, l'empoigna par le bras, avec le geste d'une voleuse
d'enfant...--Maman! maman! cria et pleura la petite en s'échappant.
Germinie se sauva.




XLV.


Les jours succédaient aux jours pour Germinie, pareils, également
désolés et sombres. Elle avait fini par ne plus rien attendre du hasard
et ne plus rien demander à l'imprévu. Sa vie lui semblait enfermée
jamais dans son désespoir: elle devait continuer à être toujours la même
chose implacable, la même route de malheur, toute plate et toute droite,
le même chemin d'ombre, avec la mort au bout. Dans le temps, il n'y
avait plus d'avenir pour elle.

Et pourtant, dans la désespérance où elle s'accroupissait, des pensées
la traversaient encore par instants, qui lui faisaient relever la tête
et regarder devant elle au delà de son présent. Par instants, l'illusion
d'une dernière espérance lui souriait. Il lui semblait qu'elle pouvait
encore être heureuse, et que si certaines choses arrivaient, elle le
serait. Alors elle imaginait ces choses. Elle disposait les accidents,
les catastrophes. Elle enchaînait l'impossible à l'impossible. Elle
refaisait toutes les chances de sa vie. Et son espérance enfiévrée se
mettant à créer à l'horizon des événements de son désir, s'enivrait
bientôt de la folle vision de ses hypothèses.

Puis peu à peu ce délire d'espoir quittait Germinie. Elle se disait que
c'était impossible, que rien de ce qu'elle rêvait ne pouvait arriver, et
elle restait à réfléchir, affaissée sur sa chaise. Bientôt, au bout de
quelques instants, elle se levait, allait, lente et incertaine, à la
cheminée, tâtonnait sur le manteau la cafetière et se décidait à la
prendre: elle allait savoir le restant de sa vie. Son bonheur, son
malheur, tout ce qui devait lui arriver était là, dans cette bonne
aventure de la femme du peuple, sur cette assiette où elle venait de
verser le marc du café...

Elle égouttait l'eau du marc, attendait quelques minutes, respirait
dessus avec le souffle religieux dont sa bouche d'enfant touchait la
patène à l'église de son village. Puis, se penchant, elle se tenait la
tête en avant, effrayante d'immobilité, les yeux fixes et perdus sur la
traînée de noir éparpillée en mouchetures sur l'assiette. Elle cherchait
ce qu'elle avait vu trouver à des tireuses de cartes dans les
granulations et le pointillé presque imperceptible que le résidu du café
laisse en s'écoulant. Elle s'usait la vue sur ces milliers de petites
taches, y déterrait des formes, des lettres, des signes. Elle isolait
avec le doigt des grains pour se les montrer plus clairs et plus nets.
Elle tournait et roulait lentement l'assiette entre ses mains,
interrogeait son mystère de tous les côtés, et poursuivait dans son
cercle des apparences, des images, des rudiments de nom, des ombres
d'initiales, des ressemblances de quelqu'un, des ébauches de quelque
chose, des embryons de présages, des figurations de rien qui lui
annonçaient qu'elle serait _victorieuse_. Elle voulait voir, et se
forçait à deviner. Sous la tension de son regard, la porcelaine
s'animait des visions de ses insomnies; ses chagrins, ses haines, les
visages qu'elle détestait, se levaient peu à peu de l'assiette magique
et des dessins du hasard. À côté d'elle la chandelle, qu'elle oubliait
de moucher, jetait sa lueur intermittente et mourante: la lumière
baissait dans le silence, l'heure tombait dans la nuit, et comme
pétrifiée dans un arrêt d'angoisse, Germinie restait toujours clouée là,
seule et face à face avec la terreur de l'avenir, essayant de démêler
dans les salissures du café le visage brouillé de son destin, jusqu'à ce
qu'elle crut apercevoir une croix à côté d'une femme ayant l'air de la
cousine de Jupillon,--une croix, c'est-à-dire _une mort prochaine_.




XLVI.


L'amour qui lui manquait, et auquel elle avait la volonté de se refuser,
devint alors la torture de sa vie, un supplice incessant et abominable.
Elle eut à se défendre contre les fièvres de son corps, et les
irritations du dehors, contre les émotions faciles et les molles
lâchetés de sa chair, contre toutes les sollicitations de nature qui
l'assaillaient. Il lui fallut lutter avec les chaleurs de la journée,
avec les suggestions de la nuit, avec les tiédeurs moites des temps
d'orage, avec le souffle de son passé et de ses souvenirs, avec les
choses peintes tout à coup au fond d'elle, avec les voix qui
l'embrassaient tout bas à l'oreille, avec les frémissements qui
faisaient passer de la tendresse dans tous ses membres.

Des semaines, des mois, des années, l'affreuse tentation dura pour elle,
sans qu'elle y cédât, sans qu'elle prît un autre amant. Se craignant
elle-même, elle fuyait l'homme et se sauvait de sa vue. Elle restait
casanière et sauvage, enfermée chez mademoiselle, ou bien en haut dans
sa chambre: le dimanche elle ne sortait plus. Elle avait cessé de voir
les bonnes de la maison, et, pour s'occuper et s'oublier, elle s'abîmait
dans de grands travaux de couture, ou s'enfonçait dans le sommeil. Quand
des musiciens venaient dans la cour, elle fermait les fenêtres pour ne
pas les entendre: la volupté de la musique lui mouillait l'âme.

Malgré tout, elle ne pouvait s'apaiser ni se refroidir. Ses mauvaises
pensées se rallumaient toutes seules, vivaient et s'agitaient sur
elles-mêmes. À toute heure, l'idée fixe du désir se levait de tout son
être, devenait dans toute sa personne ce tourment fou qui ne finit pas,
ce transport des sens au cerveau: l'obsession,--l'obsession que rien ne
chasse et qui revient toujours, l'obsession impudique, acharnée,
fourmillante d'images, l'obsession qui approche l'amour de tous les sens
de la femme, l'apporte à ses yeux fermés, le roule fumant dans sa tête,
le charrie tout chaud dans ses artères!

À la longue, l'ébranlement nerveux de ces assauts continuels,
l'irritation de cette douloureuse continence, mettaient un commencement
de trouble dans les perceptions de Germinie. Son regard croyait toucher
ses tentations: une hallucination épouvantable approchait de ses sens la
réalité de leurs rêves. Il arrivait qu'à de certains moments ce qu'elle
voyait, ce qui était là, les chandeliers, les pieds des meubles, les
bras des fauteuils, tout autour d'elle prenait des apparences, des
formes d'impureté. L'obscénité surgissait de toutes choses sous ses yeux
et venait à elle. Alors, regardant l'heure au coucou de sa cuisine comme
une condamnée qui n'a plus son corps à elle, elle disait: Dans cinq
minutes, je vais descendre dans la rue...--Et, les cinq minutes passées,
elle restait et ne descendait pas.




XLVII.


Une heure arrivait dans cette vie où Germinie renonçait à la lutte. Sa
conscience se courbait, sa volonté se pliait, elle s'inclinait sous le
sort de sa vie. Ce qui lui restait de résolution, d'énergie, de courage,
s'en allait sous le sentiment, la conviction désespérée de son
impuissance à se sauver d'elle-même. Elle se sentait dans le courant de
quelque chose allant toujours, qu'il était inutile, presque impie, de
vouloir arrêter. Cette grande force du monde qui fait souffrir, la
puissance mauvaise qui porte le nom d'un dieu sur le marbre des
tragédies antiques, et qui s'appelle _Pas-de-Chance_ sur le front tatoué
des bagnes, la Fatalité l'écrasait, et Germinie baissait la tête sous
son pied.

Quand, à ses heures découragées, elle retrouvait par le souvenir les
amertumes de son passé, quand elle suivait depuis son enfance
l'enchaînement de sa lamentable existence, cette file de douleurs qui
avait suivi ses années et grandi avec elles, tout ce qui s'était succédé
dans son existence comme une rencontre et un arrangement de misère, sans
que jamais elle y eût vu apparaître la main de cette Providence dont on
lui avait tant parlé, elle se disait qu'elle était de ces malheureuses
vouées en naissant à une éternité de misère, de celles pour lesquelles
le bonheur n'est pas fait et qui ne le connaissent qu'en l'enviant aux
autres. Elle se repaissait et se nourrissait de cette idée, et à force
d'en creuser le désespoir, à force de ressasser en elle-même la
continuité de son infortune et la succession de ses chagrins, elle
arrivait à voir une persécution de sa malechance dans les plus petits
malheurs de sa vie, de son service. Un peu d'argent qu'elle prêtait et
qu'on ne lui rendait pas, une pièce fausse qu'on lui faisait passer dans
une boutique, une commission qu'elle faisait mal, un achat où on la
trompait, tout cela pour elle ne venait jamais de sa faute, ni d'un
hasard. C'était la suite du reste. La vie était conjurée contre elle et
la persécutait en tout, partout, du petit au grand, de sa fille qui
était morte, à l'épicerie qui était mauvaise. Il y avait des jours où
elle cassait tout ce qu'elle touchait: elle s'imaginait alors être
maudite jusqu'au bout des doigts. Maudite! presque damnée, elle se
persuadait qu'elle l'était bien réellement, lorsqu'elle interrogeait son
corps, lorsqu'elle sondait ses sens. Dans la flamme de son sang,
l'appétit de ses organes, sa faiblesse ardente, ne sentait-elle point
s'agiter la Fatalité de l'Amour, le mystère et la possession d'une
maladie, plus forte que sa pudeur et sa raison, l'ayant déjà livrée aux
hontes de la passion, et devant--elle le pressentait--l'y livrer encore?

Aussi n'avait-elle plus qu'une phrase à la bouche, une phrase qui était
le refrain de ses pensées: Que voulez-vous? je suis malheureuse... Je
n'ai pas de chance... Moi d'abord rien ne me réussit. Elle disait cela
comme une femme qui a renoncé à espérer. Avec la pensée chaque jour,
plus fixe d'être née sous un signe défavorable, d'appartenir à des
haines et à des vengeances plus hautes qu'elle, la terreur était venue
Germinie de tout ce qui arrive dans la vie. Elle vivait dans cette lâche
inquiétude où l'imprévu est redouté comme une calamité qui va entrer, où
un coup de sonnette fait peur, où on retourne une lettre, en en pesant
l'inconnu, sans oser l'ouvrir, où la nouvelle qu'on va vous dire, la
bouche qui s'ouvre pour vous parler, vous fait passer une sueur sur les
tempes. Elle en était à cet état de défiance, de tressaillement, de
tremblement devant la destinée, où le malheur ne voit que le malheur, et
où l'on voudrait arrêter sa vie pour qu'elle ne marche plus et qu'elle
n'aille pas devant elle, là où la poussent tous les voeux et toutes les
attentes des autres.

À la fin, elle arrivait par les larmes à ce dédain suprême, à ce faîte
de la souffrance, où l'excès de la douleur semble une ironie, où le
chagrin, dépassant la mesure des forces de l'être humain, dépasse sa
sensibilité, et où le coeur frappé et qui ne sent plus les coups, dit au
ciel qu'il défie: Encore!




XLVIII.


--Où vas-tu comme ça? dit un dimanche matin Germinie à Adèle qui passait
en grande toilette dans le corridor du sixième, devant la porte de sa
chambre ouverte.

--Ah! voilà! je vais à une fière noce, va! Nous sommes un tas... la
grosse Marie, _le gros tampon_, tu sais bien... Élisa, du 41, la grande
et la petite Badinier... et des hommes avec ça! D'abord moi je suis avec
mon _marchand de mort subite_... Eh bien, oui... Ah! tu ne sais pas?...
mon nouveau, le maître d'armes du 24e... et puis un de ses amis, un
peintre, un vrai Père la Joie... Nous allons à Vincennes... Chacun
apporte quelque chose... Nous dînerons sur l'herbe... c'est les
messieurs qui payent à boire... et on va s'en donner, je t'en réponds!

--J'y vais, dit Germinie.

--Toi? allons donc!... c'est plus des parties pour toi...

--Quand je te dis que j'y vais... fit Germinie avec une brusquerie
décidée. Le temps de prévenir mademoiselle, de passer une robe...
Attends-moi, je vais prendre une moitié de homard chez le charcutier...

Une demi-heure après, les deux femmes partaient, remontaient le long du
mur de l'octroi et trouvaient, au boulevard de la Chopinette, le reste
de la société attablé à l'extérieur d'un café. Après une tournée de
cassis, on montait dans deux grands fiacres, et l'on roulait. Arrivé
Vincennes, devant le fort, on descendait, et toute la troupe se mettait
à marcher en bande le long du talus du fossé. En passant devant le mur
du fort, à un artilleur en faction à côté d'un canon, l'ami du maître
d'armes, le peintre cria:--Hein! mon vieux, tu aimerais mieux en boire
un que de le garder!

--Est-il drôle! dit Adèle à Germinie, en lui donnant un grand coup de
coude.

Et bientôt l'on fut en plein bois de Vincennes.

D'étroits sentiers, à la terre piétinée, talée et durcie, pleins de
traces, se croisaient dans tous les sens. Dans l'intervalle de tous ces
petits chemins, il s'étendait, par places, de l'herbe, mais une herbe
écrasée, desséchée, jaunie et morte, éparpillée comme une litière, et
dont les brins, couleur de paille, s'emmêlaient de tous côtés aux
broussailles, entre le vert triste des orties. On reconnaissait là un de
ces lieux champêtres où vont se vautrer les dimanches des grands
faubourgs, et qui restent comme un gazon piétiné par une foule après un
feu d'artifice. Des arbres s'espaçaient, tordus et mal venus, de petits
ormes au tronc gris, tachés d'une lèpre jaune, ébranchés jusqu'à hauteur
d'homme, des chênes malingres, mangés de chenilles et n'ayant plus que
la dentelle de leurs feuilles. La verdure était pauvre, souffrante, et
toute à jour; le feuillage en l'air se voyait tout mince; les
frondaisons rabougries, fripées et brûlées, ne faisaient que persiller
le ciel. De volantes poussières de grandes routes enveloppaient de gris
les fonds. Tout avait la misère et la maigreur d'une végétation foulée
et qui ne respire pas, la tristesse de la verdure à la barrière: la
Nature semblait y sortir des pavés. Point de chant dans les branches,
point d'insecte sur le sol battu; le bruit des tapissières étourdissait
l'oiseau; l'orgue faisait taire le silence et le frisson du bois; la rue
passait et chantait dans le paysage. Aux arbres pendaient des chapeaux
de femmes attachés dans un mouchoir avec quatre épingles; le pompon d'un
artilleur éclatait de rouge à chaque instant entre des découpures de
feuilles; des marchands de gauffres se levaient des fourrés; sur les
pelouses pelées, des enfants en blouse taillaient des branches, des
ménages d'ouvriers baguenaudaient en mangeant du _plaisir_, des
casquettes de voyou attrapaient des papillons. C'était un de ces bois
la façon de l'ancien bois de Boulogne, poudreux et grillé, une promenade
banale et violée, un de ces endroits d'ombre avare où le peuple va se
balader à la porte des capitales, parodies de forêts, pleines de
bouchons, où l'on trouve dans les taillis des côtes de melon et des
pendus!

La chaleur, ce jour-là, était étouffante; il faisait un soleil sourd et
roulant dans les nuages, une lumière orageuse, voilée et diffuse, qui
aveuglait presque le regard. L'air avait une lourdeur morte; rien ne
remuait; les verdures avec leurs petites ombres sèches ne bougeaient
pas, le bois était las et comme accablé sous le ciel pesant. Par moments
seulement un souffle se levait, qui traînait et rasait le sol. Un vent
du midi passait, un de ces vents d'énervement, fauves et fades, qui
soufflent sur les sens et roulent dans du feu l'haleine du désir. Sans
savoir d'où cela venait, Germinie sentait alors passer sur tout son
corps quelque chose de pareil au chatouillement du duvet d'une pêche
mûre contre la peau.

On allait toujours gaiement, avec cette activité un peu enivrée que
donne la campagne aux gens du peuple. Les hommes couraient, les femmes
les rattrapaient en sautillant. On jouait à se rouler. Il y avait dans
la société des impatiences de danser, des envies de grimper aux arbres;
et de loin, le peintre s'amusait à jeter dans les meurtrières des portes
du fort des cailloux qu'il y faisait toujours entrer.

À la fin, tout le monde s'assit dans une espèce de clairière, au pied
d'un bouquet de chênes dont le soleil couchant allongeait l'ombre. Les
hommes, allumant une allumette sur le coutil de leur pantalon, se mirent
à fumer. Les femmes bavardaient, riaient, se renversaient à chaque
minute dans de gros accès d'hilarité bête, et dans de criards éclats de
joie. Seule, Germinie restait sans parler et sans rire. Elle n'écoutait
pas, elle ne regardait pas. Ses yeux, sous ses paupières baissées,
étaient fixement attachés au bout de ses bottines. Abîmée en elle-même,
on l'eût dit absente du lieu et du moment où elle se trouvait. Allongée,
étendue tout de son long sur l'herbe, la tête un peu relevée par une
motte de terre, elle ne faisait d'autre mouvement que de poser à plat,
côté d'elle, sur l'herbe, la paume de ses mains; puis, au bout d'un peu
de temps, elle les retournait sur le dos et les reposait de même,
recommençant toujours à chercher la fraîcheur de la terre pour éteindre
le brûlement de sa peau.

--En v'là une feignante! tu pionces? lui dit Adèle.

Germinie ouvrit tout grands des yeux de feu, sans lui répondre, et
jusqu'au dîner elle demeura dans la même pose, le même silence, la même
torpeur, tâtonnant autour d'elle les places où n'avait point encore posé
la fièvre de ses mains.

--Dédèle! dit une voix de femme, chante-nous quelque chose...

--Ah! répondit Adèle, je n'ai pas le vent avant manger...

Tout à coup un gros pavé, lancé en l'air, tomba à côté de Germinie, près
de sa tête; en même temps elle entendit la voix du peintre qui lui
criait: As pas peur! c'est votre chaise...

Chacun mit son mouchoir par terre en guise de nappe. On détortilla les
mangeailles des papiers gras. Des litres débouchés, le vin coula à la
ronde, moussant dans les verres calés entre des touffes d'herbe, et l'on
se mit à manger des morceaux de charcuterie sur des tartines de pain qui
servaient d'assiettes. Le peintre découpait, faisait des bateaux en
papier pour mettre le sel, imitait les commandes des garçons de café,
criait: Boum!... Pavillon!... Servez! Peu à peu, la société s'animait.
L'air, le petit bleu, la nourriture fouettait la gaieté de la table en
plein vent. Les mains voisinaient, les bouches se rencontraient, de gros
mots se disaient à l'oreille, des manches de chemises, un instant,
entouraient les tailles, et, de temps en temps, dans des embrassades
pleine empoigne, résonnaient des baisers goulus.

Germinie ne disait rien et buvait. Le peintre, qui s'était mis à côté
d'elle, se sentait devenir froid et gêné auprès de cette singulière
voisine qui s'amusait «si en dedans.» Soudain, il se mit à battre avec
son couteau contre son verre un _larifla_ qui couvrit le bruit de la
société; et se levant sur les deux genoux:

--Mesdames! dit-il, avec la voix d'un perroquet qui a trop chanté, à la
santé d'un homme dans le malheur: à la mienne! Ça me portera peut-être
bonheur!... Lâché, oui, mesdames; eh bien, oui, on m'a lâché! je suis
veuf! mais veuf comme tout, _razibus_! C'est moi qui suis ahuri comme un
fondeur de cloches... Ce n'est pas que j'y tenais, mais l'habitude,
cette vieille canaille d'habitude! Enfin je m'ennuie comme une punaise
dans un ressort de montre... Depuis quinze jours, l'existence pour moi,
tenez, ça ressemble à un café sans _gloria_! Moi qui aime l'amour comme
s'il m'avait fait! Pas de femme! En voilà un sevrage pour un homme mûr!
c'est-à-dire que depuis que je sais ce que c'est, je salue les curés:
ils me font de la peine, parole d'honneur! Plus de femme! et il y en a
tant! Je ne peux pourtant pas me promener avec un écriteau: _Un homme
vacant à louer. Présentement s'adresser_... D'abord, faudrait être
plaqué par m'sieu le préfet, et puis on est si bête, ça ferait des
rassemblements! Tout ça, mesdames, c'est à cette fin de vous faire
assavoir que si, dans les personnes que vous avez celui de connaître, il
y en avait comme ça une qui voulût faire une connaissance... honnête...
un bon petit mariage à la détrempe... faut pas se gêner! je suis là...
Victor Médéric Gautruche! un homme d'attache, un vrai lierre
d'appartement pour le sentiment! On n'a qu'à demander à mon ancien hôtel
de la _Clef de Sûreté_... Et rigolo comme un bossu qui vient de noyer sa
femme! Gautruche, dit Gogo-la-Gaieté, quoi! Un joli garçon _à la coule_
qui ne bricole pas de casse-têtes, un bon _zig_ qui se la passe douce,
et qui ne se donnera pas de colique avec cette _anisette de
barbillon-là_... Sur ce mot, il envoya sauter à vingt pas une bouteille
d'eau qui était à côté de lui.--Et vive les murs! Ça, c'est à papa comme
le ciel au bon Dieu! Gogo-la-Gaieté les peint la semaine, Gogo-la-Gaieté
les bat le lundi! Avec ça pas jaloux, pas méchant, pas cogneur, un vrai
amour d'homme qui n'a jamais fait un bleu à une personne du sexe!... Au
physique, parbleu! c'est moi!

Il se leva tout debout, et dressant son grand corps dégingandé dans son
vieil habit bleu à boutons d'or, montrant sous son chapeau gris, qu'il
leva, son crâne chauve, poli et suant, relevant sa tête de vieux gamin
déplumé:--Vous voyez ce que c'est! Ce n'est pas une propriété
d'agrément; ce n'est pas flatteur à montrer... Mais c'est de rapport, un
peu démeublé, mais bien bâti... Dame! on vous a ses petits quarante-neuf
ans... pas plus de cheveux que sur une bille de billard, une barbe de
chiendent qu'on en ferait de la tisane, des fondations pas trop tassées,
des pieds longs comme la Villette... avec ça maigre à prendre un bain
dans un canon de fusil... Voilà le déballage! Passez le prospectus! Si
une femme veut de tout ça en bloc... une personne rangée... pas trop
jeune... et qui ne s'amuse pas à me badigeonner trop en jaune... Vous
comprenez, je ne demande pas une princesse de Batignolles... Eh bien,
vrai, ça y est!

Germinie empoigna le verre de Gautruche, le but à moitié d'un trait, et
le lui tendit du côté où elle avait bu.

       *       *       *       *       *

Le soir tombant, la société s'en revint à pied. Au mur des
fortifications, Gautruche dessina avec l'entaille de son couteau, sur la
pierre, un grand coeur dans lequel on mit le nom de tout le monde
au-dessous de la date.

À la nuit, Gautruche et Germinie étaient sur les boulevards extérieurs,
à la hauteur de la barrière Rochechouart. À côté d'une maison basse où
on lisait sur un panneau de plâtre: _Mme Merlin. Robes taillées et
essayées, deux francs_, ils s'arrêtèrent devant un petit escalier de
pierre entrant, après les trois premières marches, dans de la nuit où
saignait tout au fond la lumière rouge d'un quinquet. À l'entrée, sur
une traverse de bois, était écrit en noir:

_Hôtel de la petite main bleue_.




XLIX.


Médéric Gautruche était l'ouvrier noceur, gouapeur, rigoleur, l'ouvrier
faisant de sa vie un lundi. Rempli de la joie du vin, les lèvres
perpétuellement humides d'une dernière goutte, les entrailles crassées
de tartre comme une vieille futaille, il était de ceux que la Bourgogne
appelle énergiquement des _boyaux rouges_. Toujours un peu ivre, ivre de
la veille quand il ne l'était pas du jour, il voyait l'existence au
travers du coup de soleil qu'il avait dans la tête. Il souriait à son
sort, il s'y laissait aller avec l'abandon de l'ivrogne, souriant sur le
pas du marchand de vin vaguement aux choses, à la vie, au chemin qui
s'allonge dans la nuit. L'ennui, les soucis, la _dèche_ n'avaient pas
prise sur lui; et quand par hasard il lui venait une idée noire ou
sérieuse, il détournait la tête, faisait un certain psitt! qui était sa
manière de dire zut! et levant le bras droit au ciel en caricaturant le
geste d'un danseur espagnol, il envoyait par dessus l'épaule sa
mélancolie à tous les diables. Il avait la superbe philosophie d'après
boire, la sérénité gaillarde de la bouteille. Il ne connaissait ni envie
ni désir. Ses rêves lui étaient servis sur le comptoir. Pour trois sous,
il était sûr d'avoir un petit verre de bonheur, pour douze un litre
d'idéal. Content de tout, il aimait tout, trouvait à rire et à s'amuser
de tout. Rien ne lui semblait triste dans le monde--qu'un verre d'eau.

À cet épanouissement de pochard, à la gaieté de sa santé, de son
tempérament, Gautruche joignait la gaieté de son état, la bonne humeur
et l'entrain, de ce métier libre et sans fatigue, en plein air,
mi-ciel, qui se distrait en chantant et perche sur une échelle au-dessus
des passants la blague d'un ouvrier. Peintre en bâtiments, il faisait la
lettre. Il était le seul, l'unique homme à Paris qui attaquât l'enseigne
sans mesure à la ficelle, sans esquisse au blanc, le seul qui du premier
coup mît à sa place chacune des lettres dans le cadre d'une affiche, et,
sans perdre une minute à les ranger, filât la majuscule à main levée. Il
avait encore la renommée pour les lettres _monstres_, les lettres de
caprice, les lettres ombrées, repiquées en ton de bronze ou d'or, en
imitation de creux dans la pierre. Aussi faisait-il des journées de
quinze à vingt francs. Mais comme il buvait tout, il n'en était pas plus
riche, et il avait toujours des ardoises arriérées chez les marchands de
vin.

C'était un homme élevé par la rue. La rue avait été sa mère, sa nourrice
et son école. La rue lui avait donné son assurance, sa langue et son
esprit. Tout ce qu'une intelligence de peuple ramasse sur le pavé de
Paris, il l'avait ramassé. Ce qui tombe du haut d'une grande ville en
bas, les filtrations, les dégagements, les miettes d'idées et de
connaissances, ce que roule l'air subtil et le ruisseau chargé d'une
capitale, le frottement à l'imprimé, des bouts de feuilletons avalés
entre deux chopes, des morceaux de drames entendus au boulevard, avait
mis en lui cette intelligence de raccroc qui, sans éducation, s'apprend
tout. Il possédait une _platine_ inépuisable, imperturbable. Sa parole
abondait et jaillissait en mots trouvés, en images cocasses, en ces
métaphores qui sortent du génie comique des foules. Il avait le
pittoresque naturel de la farce en plein vent. Il était tout débordant
d'histoires réjouissantes et de bouffonneries, riche du plus riche
répertoire de _scies_ de la peinture en bâtiments. Membre de ces bas
caveaux qu'on appelle des _lices_, il connaissait tous les airs, toutes
les chansons, et il chantait sans se lasser. Il était drolatique enfin
des pieds à la tête. Et rien qu'à le voir, on riait de lui comme d'un
acteur qui fait rire.

Un homme de cette gaieté, de cet entrain, «allait» à Germinie.

Germinie n'était pas la bête de service qui n'a rien que son ouvrage
dans la tête. Elle n'était pas la domestique «qui reste de là» avec la
figure alarmée et le dandinement balourd de l'inintelligence devant des
paroles de maîtres qui lui passent devant le nez. Elle aussi s'était
dégrossie, s'était formée, s'était ouverte à l'éducation de Paris. Mlle
de Varandeuil, inoccupée, curieuse à la façon d'une vieille fille des
histoires du quartier, lui avait longtemps fait raconter ce qu'elle
glanait de nouvelles, ce qu'elle savait des locataires, toute la
chronique de la maison et de la rue; et cette habitude de conter, de
causer comme une sorte de demoiselle de compagnie avec sa maîtresse, de
peindre les gens, d'esquisser les silhouettes, avait développé à la
longue en elle une facilité d'expressions vives, de traits heureux et
échappés, un piquant et parfois un mordant d'observation singuliers dans
une bouche de servante. Elle était arrivée à surprendre souvent Mlle de
Varandeuil par sa vivacité de compréhension, sa promptitude à saisir des
choses à demi dites, son bonheur et sa facilité à trouver des mots de
belle parleuse. Elle savait plaisanter. Elle comprenait un jeu de mots.
Elle s'exprimait sans _cuir_, et quand il y avait une discussion
d'orthographe chez la crémière, elle décidait avec une autorité égale
celle de l'employé aux décès de la Mairie qui venait y déjeuner. Elle
avait aussi ce fond de lectures brouillées qu'ont les femmes de sa
classe quand elles lisent. Chez les deux ou trois femmes entretenues
qu'elle avait servies, elle avait passé ses nuits à dévorer des romans;
depuis elle avait continué à lire les feuilletons coupés au bas des
journaux par toutes ses connaissances; et elle en avait retenu comme une
vague idée de beaucoup de choses, et de quelques rois de France. Il lui
en était resté ce qu'il faut pour avoir envie d'en parler avec d'autres.
Par une femme de la maison qui faisait dans la rue le ménage d'un
auteur, et qui avait des billets, elle avait été souvent au spectacle;
elle en revenait en se rappelant toute la pièce, et les noms des acteurs
qu'elle avait vus sur le programme. Elle aimait à acheter des chansons,
des romances à un sou, et à les lire.

L'air, le souffle vif du quartier Breda plein de la verve de l'artiste
et de l'atelier, de l'art et du vice, avait aiguisé, dans Germinie, ces
goûts d'esprit, et lui avait créé des besoins, des exigences. Bien avant
ses désordres, elle s'était détachée des sociétés honnêtes, des
personnes «bien» de son état et de sa caste, des braves gens imbéciles
et niais. Elle s'était écartée des milieux de probité rangée et terre
terre, des causeries endormantes autour des thés que donnaient les vieux
domestiques des vieilles gens que connaissait mademoiselle. Elle avait
fui l'ennui des bonnes hébétées par la conscience de leur service et la
fascination de la caisse d'épargne. Elle en était venue à exiger des
gens pour en faire sa société une certaine intelligence répondant à la
sienne et capable de la comprendre. Et maintenant, quand elle sortait de
son abrutissement, quand, dans la distraction et le plaisir, elle se
retrouvait et renaissait, il fallait qu'elle pût s'amuser avec des égaux
à sa portée. Elle voulait, autour d'elle, des hommes qui la fissent
rire, des gaietés violentes, de l'esprit spiritueux qui la grisât avec
le vin qu'on lui versait. Et c'est ainsi qu'elle roulait vers cette
bohème canaille du peuple, bruyante, étourdissante, enivrante comme
toutes les bohèmes: c'est ainsi qu'elle tombait à un Gautruche.




L.


Comme Germinie rentrait un matin au petit jour, elle entendit, dans
l'ombre de la porte cochère refermée sur elle, une voix lui crier: Qui
va là? Elle se jeta dans l'escalier de service; mais elle se sentit
poursuivie et bientôt saisie à un tournant de palier par la main du
portier. Aussitôt qu'il l'eut reconnue: Ah! dit-il, excusez, c'est vous;
ne vous gênez pas!... En voilà une noceuse!... Ça vous étonne, hein? de
me voir sur pied si matin?... C'est pour le vol qu'on a fait ces
jours-ci dans la chambre de la cuisinière du second... Allons, bonne
nuit! vous avez de la chance par exemple que je ne sois pas bavard.

Quelques jours après, Germinie apprit par Adèle que le mari de la
cuisinière volée disait qu'il n'y avait pas à chercher bien loin; que la
voleuse était dans la maison, qu'on savait ce qu'on savait. Adèle ajouta
que cela remuait beaucoup dans la rue, et qu'il y avait des gens pour le
répéter, pour le croire. Germinie indignée alla tout conter à sa
maîtresse. Mademoiselle, indignée plus qu'elle, et personnellement
touchée de son injure, écrivit sur l'heure à la maîtresse du domestique
qu'elle eût à faire cesser immédiatement les calomnies dirigées contre
une fille qu'elle avait chez elle depuis vingt ans, et dont elle
répondait comme d'elle-même. Le domestique fut réprimandé. Dans sa
colère, il parla encore plus fort. Il cria et répandit pendant plusieurs
jours dans toute la maison son projet d'aller chez le commissaire de
police, et de faire demander par lui à Germinie avec quel argent elle
avait meublé le fils de la crémière, avec quel argent elle lui avait
acheté un remplaçant, avec quel argent elle payait les dépenses des
hommes qu'elle avait. Toute une semaine, la terrible menace pesa sur la
tête de Germinie. Enfin le voleur fut découvert, et la menace tomba.
Mais elle avait eu son effet sur la pauvre fille. Elle avait fait tout
son mal dans ce cerveau trouble où, sous l'affluence et la soudaine
montée du sang, la raison chancelait, se voilait au moindre choc de la
vie. Elle avait bouleversé cette tête si prompte à s'égarer dans la peur
ou la contrariété, perdant si vite le jugement, le discernement, la
netteté de vue et d'appréciation des choses, se grossissant tout
elle-même, se jetant aux alarmes folles, aux prévisions mauvaises, aux
perspectives désespérées, touchant à ses terreurs comme à des réalités,
et à tout moment perdue dans le pessimisme de cette espèce de délire au
bout duquel elle ne trouvait que cette phrase et ce salut: Bah! je me
tuerai!

Toute la semaine, la fièvre de son cerveau la fit passer par toutes les
péripéties de ce qu'elle s'imaginait devoir arriver. Le jour, la nuit,
elle voyait sa honte exposée, publique; elle voyait son secret, ses
lâchetés, ses fautes, tout ce qu'elle portait caché sur elle et cousu
dans son coeur, elle le voyait montré, étalé, découvert, découvert
mademoiselle! Ses dettes pour Jupillon augmentées de ses dettes de
boisson et de mangeailles pour Gautruche, de tout ce qu'elle achetait
maintenant à crédit, ses dettes chez le portier, chez les fournisseurs,
allaient éclater et la perdre! Un froid à cette pensée lui passait dans
le dos: elle sentait mademoiselle la chasser! Toute la semaine, elle se
figura, à toutes les minutes de sa pensée, être devant le commissaire de
police. Huit jours entiers, elle roula cette idée et ce mot: la Justice!
la Justice telle que se la figure l'imagination des basses classes,
quelque chose de terrible, d'indéfini, d'inévitable, qui est partout et
dans l'ombre de tout, une toute-puissance de malheur qui apparaît
vaguement dans le noir de la robe d'un juge, entre le sergent de ville
et le bourreau, avec les mains de la police et les bras de la
guillotine! Elle qui avait tous les instincts de ces terreurs de peuple,
elle qui répétait souvent qu'elle aimerait mieux mourir que d'aller en
justice, elle s'apparaissait assise sur un banc, entre des gendarmes!
dans un tribunal, au milieu de tout ce grand inconnu de la loi dont son
ignorance lui faisait une épouvante... Toute la semaine, ses oreilles
entendirent dans l'escalier des pas qui venaient l'arrêter!

La secousse était trop forte pour des nerfs aussi malades que les siens.
L'ébranlement moral de ces huit jours d'angoisse la jetait et la livrait
à une idée qui n'avait fait jusque-là que tourner autour d'elle: l'idée
du suicide. Elle se mettait à écouter, la tête dans les deux mains, ce
qui lui parlait de délivrance. Elle laissait venir à son oreille ce
bruit doux de la mort qu'on entend derrière la vie comme une chute
lointaine de grandes eaux qui tombent, en s'éteignant, dans du vide. Les
tentations qui parlent au découragement de tout ce qui tue si vite et si
facilement, de tout ce qui ôte la souffrance avec la main, la
sollicitaient et la poursuivaient. Son regard s'arrêtait et traînait
autour d'elle sur toutes les choses qui peuvent guérir de la vie. Elle y
habituait ses doigts, ses lèvres. Elle les touchait, les maniait, les
approchait d'elle. Elle y cherchait l'essai de son courage et
l'avant-goût de sa mort. Pendant des heures, elle restait à la fenêtre
de sa cuisine, les yeux fixés au bas des cinq étages sur les pavés de la
cour, des pavés qu'elle connaissait, qu'elle eût reconnus! À mesure que
le jour baissait, elle se penchait davantage, se pliait toute sur la
barre mal affermie de la fenêtre, espérant toujours que cette barre
allait crouler et l'entraîner, priant pour mourir, sans avoir besoin de
cet élancement désespéré dans l'espace dont elle ne se sentait pas la
force...

--Mais tu vas tomber! lui dit un jour mademoiselle en la reprenant par
la jupe, d'un premier mouvement effrayé. Qu'est-ce que tu regardes donc
dans la cour?

--Moi, rien..., les pavés.

--Voyons, es-tu folle? Tu m'as fait une peur!...

--Oh! on ne tombe pas comme ça, dit Germinie avec un accent singulier.
Allez! pour tomber, mademoiselle, il faut une fière envie!




LI.


Germinie n'avait pu obtenir que Gautruche, poursuivi par une ancienne
maîtresse, lui donnât la clef de sa chambre. Quand il n'était pas
rentré, elle était obligée de l'attendre en bas, dehors, dans la rue, la
nuit, l'hiver.

Elle se promenait d'abord de long en large devant la maison. Elle
passait et repassait, faisait vingt pas, revenait. Puis, comme si elle
allongeait son attente, elle faisait un tour plus long, et, allant
toujours plus loin, finissait par toucher aux deux bouts du boulevard.
Elle marchait ainsi souvent des heures, honteuse et crottée, sous le
ciel brouillé, dans la suspecte horreur d'une avenue de barrière et de
l'ombre de toutes choses. Elle suivait les maisons rouges des marchands
de vin, les tonnelles nues, les treillages de guinguettes étayés des
arbres morts qu'ont les fosses aux ours, les masures basses et plates
trouées au hasard de fenêtres sans persienne, les fabriques de
casquettes où l'on vend des chemises, les hôtels sinistres où l'on loge
à la nuit. Elle passait devant des boutiques fermées, scellées, noires
de faillites, devant des pans de mur maudits, devant des allées noires
barrées de fer, devant des fenêtres murées, devant des entrées qui
semblaient mener à ces logements de meurtre dont on fait passer le plan,
en cour d'assises, à messieurs les jurés. C'était, à mesure qu'elle
allait, des jardinets mortuaires, des bâtisses de guingois, des
architectures ignobles, de grandes portes cochères moisies, des
palissades enfermant dans un terrain vague l'inquiétante blancheur des
pierres la nuit, des angles de bâtisses aux puanteurs salpêtrées, des
murs salis d'affiches honteuses et de lambeaux d'annonces déchirées où
la publicité pourrie était comme une lèpre. De temps en temps, à un
brusque tournant, des ruelles s'ouvraient qui semblaient à quelques pas
s'enfouir dans un trou, et d'où sortait un souffle de cave; des
culs-de-sac mettaient sur le bleu du ciel la rigidité noire d'un grand
mur; des rues montaient vaguement, où suintait de loin en loin, sur le
plâtre blafard des maisons, la lueur d'un réverbère.

Germinie continuait à aller. Elle battait tout l'espace où la crapule
soûle ses lundis et trouve ses amours, entre un hôpital, une tuerie et
un cimetière: La Riboisière, l'Abattoir et Montmartre.

Les passants qui passent là, l'ouvrier qui remonte de Paris en sifflant,
l'ouvrière qui revient, sa journée finie, les mains sous les aisselles
pour se tenir chaud, la prostituée en bonnet noir qui erre, la
croisaient et la regardaient. Les inconnus avaient l'air de la
reconnaître; la lumière lui faisait honte. Elle se sauvait de l'autre
côté du boulevard, et longeait contre le mur de ronde la chaussée
ténébreuse et déserte; mais elle en était bientôt chassée par
d'horribles ombres d'hommes et des mains brutalement amoureuses...

Elle voulait s'en aller; elle s'injuriait au dedans d'elle; elle
s'appelait lâche et misérable; elle se jurait que c'était le dernier
tour, qu'elle irait encore jusqu'à cet arbre, et puis que ce serait
tout, que s'il n'était pas rentré, c'était fini, elle s'en irait. Et
elle ne s'en allait pas; elle marchait toujours, elle attendait
toujours, plus dévorée, à mesure qu'il tardait, du désir et de la fureur
de le voir.

À la fin, les heures s'écoulant, le boulevard se dégarnissant de
passants, Germinie épuisée, éreintée de fatigue, se rapprochait des
maisons. Elle se traînait de boutique en boutique, elle allait
machinalement là où brûlait encore du gaz, et elle restait stupide
devant le flamboiement des devantures. Elle s'étourdissait les yeux,
elle tâchait de tuer son impatience en l'hébétant. Ce qu'on voit au
travers des carreaux suants des marchands de vin, les batteries de
cuisine, les bols de punch étagés entre deux bouteilles vides d'où sort
un brin de laurier, les vitrines où les liqueurs mettent leurs couleurs
dans un éclair, une choppe pleine de petites cuillers de Ruolz, cela
l'arrêtait longuement. Elle épelait les vieux arrêtés de tirage de
loterie placardés au fond d'un cabaret, les annonces de _gloria_, les
inscriptions portant en lettres jaunes: _Vin nouveau, pur sang, 70
centimes_. Elle regardait un quart d'heure une arrière-salle où étaient
un homme en blouse assis sur un tabouret devant une table, un tuyau de
poêle, une ardoise et deux plateaux noirs au mur. Son regard fixe et
perdu allait, au travers d'une buée rousse, à des silhouettes troubles
de _choumaques_ penchés sur leurs établis. Il tombait et s'oubliait sur
un comptoir qu'on lavait, sur deux mains qui comptaient les sous de la
journée, sur un entonnoir qu'on récurait, sur un broc qu'on passait au
grès. Elle ne pensait plus. Elle demeurait là, clouée et faiblissante,
sentant son coeur s'en aller de la fatigue d'être sur ses pieds, ne
voyant plus que dans une sorte d'évanouissement, n'entendant plus que
dans un bourdonnement les fiacres emboués roulant sur le boulevard mou,
prête à tomber et forcée par instants de s'étayer de l'épaule aux murs.

Dans l'état d'ébranlement et de maladie où elle était, avec cette
demi-hallucination du vertige qui la rendait si peureuse de passer la
Seine et la faisait se cramponner aux balustrades des ponts, il arrivait
que certains soirs, lorsqu'il pleuvait, ces défaillances qu'elle avait
sur le boulevard extérieur prenaient les terreurs d'un cauchemar. Quand
la flamme des réverbères, tremblante dans une vapeur d'eau, allongeait
et balançait, comme dans le miroitement d'une rivière, son reflet sur le
sol mouillé; quand les pavés, les trottoirs, la terre, semblaient
disparaître et mollir sous la pluie, et que rien ne paraissait plus
solide dans la nuit noyée, la pauvre misérable, presque folle de
fatigue, croyait voir se gonfler un déluge dans le ruisseau. Un mirage
d'épouvante lui montrait tout à coup de l'eau tout autour d'elle, de
l'eau qui marchait, de l'eau qui s'approchait de partout. Elle fermait
les yeux, n'osait plus bouger, craignait de sentir son pas glisser sous
elle, se mettait à pleurer, et pleurait jusqu'à ce que quelqu'un passât
et voulût bien lui donner le bras jusqu'à l'_Hôtel de la petite main
bleue_.




LII.


Elle montait alors dans l'escalier, c'était son dernier refuge. Elle s'y
sauvait de la pluie, de la neige, du froid, de la peur, du désespoir, de
la fatigue. Elle montait et s'asseyait sur une marche contre la porte
fermée de Gautruche, serrait son châle et sa jupe pour laisser passage
aux allants et venants le long de cette raide échelle, ramassait sa
personne et se rencognait pour rapetisser sur l'étroit palier la place
de sa honte.

Des portes ouvertes, sortait et se répandait sur l'escalier l'odeur des
cabinets sans air, des familles tassées dans une seule chambre,
l'exhalaison des industries malsaines, les fumées graisseuses et
animalisées des cuisines de réchaud chauffées sur le carré, une puanteur
de loques, l'humide fadeur de linges séchant sur des ficelles. La
fenêtre aux carreaux cassés que Germinie avait derrière elle lui
envoyait la fétidité d'un plomb où toute la maison vidait ses ordures et
son fumier coulant. À tout moment, sous une bouffée d'infection, son
coeur se levait: elle était obligée de prendre dans sa poche un flacon
d'eau de mélisse qu'elle avait toujours sur elle, et d'en boire une
gorgée pour ne pas se trouver mal.

Mais l'escalier avait, lui aussi, ses passants: d'honnêtes femmes
d'ouvriers remontaient avec un boisseau de charbon ou le litre du
souper. Elles la frôlaient du pied, et tout le temps qu'elles mettaient
à monter, Germinie sentait leur regard de mépris tourner autour de la
cage de l'escalier et l'écraser de plus haut à chaque étage. Des
enfants, des petites filles en fanchon qui passaient dans l'escalier
noir avec la lumière d'une fleur, des petites filles qui lui faisaient
revoir, comme la lui montraient souvent ses rêves, sa petite fille
vivante et grandie, elle les voyait s'arrêter à la regarder avec de
grands yeux qui se reculaient d'elle; puis les petites se sauvaient et
s'essoufflaient à monter, et quand elles étaient tout en haut, se
penchant presque par-dessus la rampe, elles lui jetaient des sottises
impures, des injures d'enfants du peuple... L'insulte, crachée par ces
bouches de roses, tombait sur Germinie plus douloureusement que tout.
Elle se soulevait à demi, un moment; puis accablée, s'abandonnant, elle
retombait sur elle-même, et remontant son tartan sur sa tête pour s'y
cacher et s'y ensevelir, elle restait comme une morte, affaissée,
inerte, insensible, repliée sur son ombre, pareille à un paquet jeté l
et sur lequel tout le monde pouvait marcher, n'ayant plus de sens, ne
vivant plus de tout le corps que pour un bruit de pas qu'elle écoutait
venir--et qui ne venait pas.

Enfin, après des heures, des heures qu'elle ne pouvait pas compter, il
lui semblait entendre, dans la rue, un trébuchement de pas; puis une
voix avinée montait l'escalier en bégayant:--Canaille!... canaille ed'
d' marchand de vin!... tu m'as vendu du vin qui soûle!

C'était lui.

Et presque tous les jours recommençait la même scène.

--Ah! t'étais là, ma Germinie, disait-il en la reconnaissant. Voilà ce
que c'est... je vais te dire... On s'est un peu submergé... Et mettant
la clef dans la serrure:--Je vas te dire... C'est pas ma faute...

Il entrait, repoussait d'un coup de pied une tourterelle aux ailes
rognées qui sautillait en boitant, et fermant la porte:--Vois-tu? Ce
n'est pas moi... C'est Paillon, tu sais bien Paillon?... ce petit gros
qui est gras comme un chien de fou... Eh bien! c'est lui, vrai
d'honneur... Il a voulu me payer un litre à seize... Il m'a offert
l'honnêteté, j'y ai roffert la politesse... Là-dessus naturellement,
nous avons consolé notre café, consolé consoleras-tu!... Et d'alors en
alors... nous nous sommes tombés dessus!... Un carnage de possédé!... À
preuve que ce carcan de marchand de vin nous a jetés à la porte comme
des épluchures d'homard!

Germinie, pendant l'explication, avait allumé la chandelle fichée dans
un chandelier de cuivre jaune. À la lueur de la lumière vacillante,
apparaissait le sale papier de la chambre, couvert de caricatures du
_Charivari_, déchirées du journal et collées au mur.

--Tiens! t'es un amour, lui disait Gautruche en lui voyant poser sur la
table un poulet froid et trois bouteilles de vin. Car faut te dire...
pour ce que j'ai dans l'estomac... un méchant bouillon... voilà tout...
Ah! celui-là, il aurait fallu un fier maître d'armes pour lui crever les
yeux!

Et il se mettait à manger. Germinie buvait, les coudes sur la table, en
le regardant, et son regard devenait noir.

       *       *       *       *       *

--Bon! toutes les négresses sont mortes... faisait à la fin Gautruche en
égouttant une à une les bouteilles. Au dodo, les enfants!

       *       *       *       *       *

Et c'étaient, entre ces deux êtres, des amours terribles, acharnés et
funèbres, des ardeurs et des assouvissements sauvages, des voluptés
furieuses, des caresses qui avaient les brutalités et les colères du
vin, des baisers qui semblaient chercher le sang sous la peau comme la
langue d'une bête féroce, des anéantissements qui les engloutissaient et
ne leur laissaient que le cadavre de leurs corps.

À cette débauche, Germinie apportait je ne sais quoi de fou, de
délirant, de désespéré, une sorte de frénésie suprême. Ses sens
exaspérés se retournaient contre eux-mêmes, et, sortant des appétits de
leur nature, ils se poussaient à souffrir. La satiété les usait, sans
les éteindre; et dépassant l'excès, ils se forçaient jusqu'au
déchirement. Dans le paroxysme d'excitation où était la malheureuse
créature, sa tête, ses nerfs, l'imagination de son corps enragé, ne
cherchaient plus même le plaisir dans le plaisir, mais quelque chose au
delà de plus âpre, de plus poignant, de plus cuisant: la douleur dans la
volupté. Et à tout moment, le mot «mourir» s'échappait de ses lèvres
serrées, comme si tout bas elle invoquait la mort et cherchait
l'étreindre dans les agonies de l'amour!

Quelquefois, la nuit, tout à coup, se dressant sur le bord du lit, elle
mettait ses pieds nus sur le froid du carreau, et restait là, farouche,
penchée sur ce qui respire dans une chambre qui dort. Et peu à peu ce
qui était autour d'elle, l'obscurité de l'heure, semblait l'envelopper.
Elle se paraissait à elle-même tomber et rouler dans l'inconscience et
l'aveuglement de la nuit. La volonté de ses idées s'éteignait. Toutes
sortes de choses noires, ayant comme des ailes et des voix, lui
battaient contre les tempes. Les sombres tentations qui montrent
vaguement le crime à la folie lui faisaient passer devant les yeux, tout
près d'elle, une lumière rouge, l'éclair d'un meurtre; et il y avait
dans son dos des mains qui la poussaient, par derrière, vers la table
sur laquelle étaient les couteaux... Elle fermait les yeux, bougeait un
pied; puis, ayant peur, se retenait aux draps; et à la fin, se
retournant, elle retombait dans le lit, et renouait son sommeil au
sommeil de l'homme qu'elle avait voulu assassiner; pourquoi? elle ne le
savait; pour rien,--pour tuer!

Et ainsi jusqu'au jour, dans le mauvais cabinet garni, se débattaient la
rage et la lutte de ces mortelles amours,--tandis que la pauvre colombe
éclopée et boiteuse, l'infirme oiseau de Vénus, nichée dans un vieux
soulier de Gautruche, jetait de temps en temps, en s'éveillant au bruit,
un roucoulement effaré.




LIII.


Dans ce temps-là, Gautruche fut un peu dégoûté de boire. Il venait
d'éprouver la première atteinte de la maladie de foie qui couvait depuis
longtemps dans son sang brûlé et alcoolisé, sous le rouge briqueté de
ses pommettes. Les affreuses souffrances qui lui avaient mordu le côté
et tordu le creux de l'estomac pendant une huitaine de jours, lui
avaient fait faire des réflexions. Il lui était venu, avec des
résolutions de sagesse, des idées d'avenir presque sentimentales. Il
s'était dit qu'il fallait mettre un peu plus d'eau dans sa vie, s'il
voulait faire de vieux os. Pendant qu'il se retournait dans son lit et
qu'il se pelotonnait, les genoux remontés pour moins souffrir, il avait
regardé son taudis, ces quatre murs où il remisait ses nuits, où il
rentrait le soir ses ivresses, quelquefois sans chandelle, dont il se
sauvait le matin au jour; et il avait pensé à se faire un intérieur. Il
avait pensé à une chambre, où il aurait une femme, une femme qui lui
ferait un bon pot-au-feu, le soignerait s'il était souffrant,
raccommoderait ses affaires, tiendrait son linge en état, l'empêcherait
d'aller recommencer une ardoise chez un marchand de vin, une femme enfin
qui aurait pour lui tous les bons côtés du ménage, et qui par là-dessus
ne serait pas une bête, le comprendrait, rirait avec lui. Cette femme
était toute trouvée: c'était Germinie. Elle devait avoir un petit magot,
quelques sous d'amassés depuis le temps qu'elle servait chez sa vieille
demoiselle; et avec ce qu'il gagnait, lui, ils vivraient à l'aise et
«bouloteraient.» Il ne doutait pas de son consentement; il était sûr
d'avance qu'elle accepterait. Et d'ailleurs, ses scrupules, si elle en
avait, ne résisteraient pas à la perspective du mariage qu'il comptait
lui faire luire au bout de leur liaison.

Un lundi, elle venait d'arriver chez lui.

--Dis donc, Germinie, commença Gautruche, qu'est-ce que tu dirais de ça,
hein? Une bonne chambre... pas comme ce bahut-là... une vraie, avec un
cabinet... à Montmartre, et deux fenêtres, rien que ça!... rue de
l'Empereur... avec une vue qu'un Anglais vous en donnerait cinq mille
francs pour l'emporter! Enfin, quelque chose de chouette et de gai,
qu'on y passerait toute la journée sans s'embêter... Parce que moi, je
vais te dire... je commence à en avoir assez de déménager pour changer
de puces. Et puis, ce n'est pas tout ça: je m'embête d'être branché en
garni, je m'embête d'être tout seul... Les amis, c'est pas une
société... Ils vous tombent, comme des mouches, dans votre verre, quand
c'est vous qui payez, et puis voilà!... D'abord, je ne veux plus boire,
vrai de vrai, que je ne veux plus, tu verras! Tu comprends que je ne
veux pas me payer cette existence-là, à m'en faire crever... Pas de ça!
Attention! Il ne faut pas s'abîmer le coco... Il me semblait ces
jours-ci que j'avais avalé des tire-bouchons... Et je n'ai pas envie de
frapper au monument encore tout de suite... Alors, de fil en aiguille,
voilà ce qui m'a poussé: Je vas faire la proposition à Germinie... Je me
fendrais d'un peu de mobilier... Toi, tu as ce que tu as dans ta
chambre... Tu sais que je ne suis pas trop feignant, je n'ai pas du poil
dans la main pour l'ouvrage... Puis, on pourrait voir à n'être pas
toujours à travailler pour les autres, à prendre une boîte de
_cambrousier_... Toi, si tu avais quelque chose de côté, ça aiderait...
Nous nous mettrions ensemble gentiment, quitte à nous faire régulariser
un jour devant M. le maire... Ce n'est pas si bête, tout ça, hein? ma
grosse, n'est-ce pas?... Et on va un peu quitter sa vieille de ce
coup-là, pas vrai! pour son vieux chéri de Gautruche?

Germinie, qui avait écouté Gautruche, la tête avancée vers lui, le
menton appuyé sur la paume de la main, se renversa dans un éclat de rire
strident:

--Ah! ah! ah! Tu as cru!... Et tu me dis ça comme ça!... Tu as cru que
je la quitterais, elle! mademoiselle! Vrai, tu l'as cru?... Tu es bête,
sais-tu! Mais tu aurais des mille et des cents, tu serais tout cousu
d'or, entends-tu? tout cousu... C'est de la farce, hein?...
Mademoiselle? Mais tu ne sais donc pas, je ne t'ai pas dit... Ah! je
voudrais bien qu'elle meure, et que ces mains-là ne soient pas là pour
lui fermer les yeux! Il faudrait voir!... Voyons, là vraiment, tu l'as
cru?

--Dame! je m'étais figuré... De la façon que tu étais avec moi... Je
croyais que tu tenais plus à moi que ça... enfin que tu m'aimais... fit
le peintre, démonté par l'ironie terrible et sifflante des paroles de
Germinie.

--Ah! tu croyais encore ça; que je t'aimais!

Et, comme si tout à coup elle arrachait du fond de son coeur le remords
et la plaie de ses amours:--Eh bien! oui, tiens! je t'aime... je t'aime,
comme tu m'aimes, là! autant! et voilà tout! Je t'aime comme ce qu'on a
sous la main, et dont on se sert parce que c'est là!... J'ai l'habitude
de toi comme d'une vieille robe qu'on remet toujours... Voilà comme je
t'aime!... Qu'est-ce que tu veux que je tienne à toi? Toi ou un autre...
je te demande un peu ce que ça peut me faire?... Car, enfin, qu'est-ce
que tu as été plus qu'un autre pour moi? Eh bien! oui, tu m'as prise...
Et après? C'est-il assez pour que je t'aime?... Mais qu'est-ce que tu
m'as donc fait pour m'attacher, veux-tu me le dire? M'as-tu jamais
sacrifié un verre de vin? As-tu eu seulement pitié de moi, quand je
trimais dans la boue, dans la neige, au risque de crever? Ah! bien oui!
Et ce qu'on me disait, ce qu'on me crachait sur la tête, que mon sang ne
faisait qu'un bouillon d'un bout à l'autre!... Tout ce que j'ai mangé
d'affronts à t'attendre, c'est toi qui t'en fichais pas mal! Allons
donc!... C'est qu'il y a longtemps que je veux te dire tout ça... et que
j'en ai gros là, va! Voyons, dit-elle avec un sourire atroce, est-ce que
tu crois que tu m'as rendue folle avec ton physique, avec tes cheveux,
que tu n'as plus, avec cette tête-là? Plus souvent! Je t'ai pris...
j'aurais pris n'importe qui! J'étais dans mes jours où il me faut
quelqu'un! Je ne sais plus alors, je ne vois plus... Ce n'est plus moi
qui veux... Je t'ai pris parce qu'il faisait chaud, tiens!

Elle se tut un instant.

--Va toujours, dit Gautruche, aplatis-moi sur toutes les coutures... Ne
te gêne pas pendant que tu y es...

--Hein? reprit Germinie, comme tu te figurais que j'allais être
enchantée de me mettre avec toi? Tu te disais: cette bonne bête-là!
va-t-elle être contente! Et puis, je n'aurai qu'à lui promettre de
l'épouser... Elle laissera sa place en plan. Elle lâchera sa
maîtresse... Voyez-vous ça! Mademoiselle! mademoiselle qui n'a que moi!
Ah! tiens, tu ne sais rien... Et puis, tu ne comprendrais pas...
Mademoiselle qui est tout pour moi! Mais, depuis ma mère, je n'ai eu
qu'elle, je n'ai trouvé qu'elle de bonne! Sauf elle, qu'est-ce qui m'a
dit quand j'étais triste: tu es triste? Et quand j'étais malade: tu es
malade? Personne! Il n'y a eu qu'elle, rien qu'elle pour me soigner,
pour s'occuper de moi... Tiens! toi qui parles d'aimer pour ce qu'il y a
entre nous... Ah! voilà quelqu'un qui m'a aimée, mademoiselle! Oh! oui,
aimée! Et je meurs de ça, sais-tu? d'être devenue une misérable comme je
suis, une...--Elle dit le mot.--Et de la tromper, de lui voler son
affection, de la laisser toujours m'aimer comme sa fille, moi! moi! Ah!
si jamais elle apprenait quelque chose... va, sois tranquille! ça ne
serait pas long... Il y en a une qui ferait un joli saut du cinquième,
vrai comme Dieu est mon maître! Mais figure-toi bien... toi encore, tu
n'es pas mon coeur, tu n'es pas ma vie, tu n'es que mon plaisir... Mais
j'ai eu un homme... Ah! je ne sais pas si je l'ai aimé celui-là! On
m'aurait charcuté pour lui, sans que je dise rien... Enfin, l'homme de
mon malheur!... Eh bien! vois-tu, au plus fort que j'étais pincée pour
lui, quand je ne soufflais que lorsqu'il voulait, quand j'étais folle et
qu'il m'aurait marché sur le ventre, je l'aurais laissé marcher!... Eh
bien! oui, à ce moment-là, mademoiselle eût été malade, elle m'eût fait
signe du petit doigt, que je serais revenue... Oui, pour elle, je
l'aurais quitté! Je te dis, je l'aurais quitté!

--Alors... Puisque c'est à ce point-là, ma chère, qu'on l'aime tant sa
vieille, il n'y a plus qu'une chose que je te conseille: il ne faut plus
la quitter, ta bonne dame, vois-tu?

--C'est mon congé? dit Germinie en se levant.

--Ma foi! ça y ressemble.

--Eh bien! adieu... Ça me va!

Et, allant droit à la porte, elle sortit sans un mot.




LIV.


De cette rupture, Germinie tomba où elle devait tomber, au-dessous de la
honte, au-dessous de la nature même. De chute en chute, la misérable et
brûlante créature roula à la rue. Elle ramassa les amours qui s'usent en
une nuit, ce qui passe, ce qu'on rencontre, ce que le hasard des pavés
fait trouver à la femme qui vague. Elle n'avait plus besoin de se donner
le temps du désir: son caprice était furieux et soudain, allumé sur
l'instant. Affamé du premier venu, elle le regardait à peine, et
n'aurait pu le reconnaître. Beauté, jeunesse, ce physique d'un amant où
l'amour des femmes les plus dégradées cherche comme un bas idéal, rien
de tout cela ne la tentait plus, ne la touchait plus. Ses yeux, dans
tous les hommes, ne voyaient plus que l'homme: l'individu lui était
égal. La dernière pudeur et le dernier sens humain de la débauche, la
préférence, le choix, et jusqu'à ce qui reste aux prostituées pour
conscience et pour personnalité, le dégoût, le dégoût même,--elle
l'avait perdu!

Et elle s'en allait par les rues, battant la nuit, avec la démarche
suspecte et furtive des bêtes qui fouillent l'ombre et dont l'appétit
quête. Comme jetée hors de son sexe, elle attaquait elle-même, elle
sollicitait la brutalité, elle abusait de l'ivresse, et c'était à elle
qu'on cédait. Elle marchait, flairant autour d'elle, allant à ce qu'il y
a d'embusqué d'impur dans les terrains vagues, aux occasions du soir et
de la solitude, aux mains qui attendaient pour s'abattre sur un châle.
Sinistre et frémissante, les passants de minuit la voyaient, à la lueur
des réverbères, se glisser et comme ramper, courbée, effacée, les
épaules pliées, rasant les ténèbres, avec un de ces airs de folle et de
malade, un de ces égarements infinis qui font travailler sur des abîmes
de tristesse, le coeur du penseur et la pensée du médecin.




LV.


Un soir qu'elle rôdait, dans la rue du Rocher, en passant devant un
marchand de vin, au coin de la rue de Laborde, elle vit le dos d'un
homme qui buvait sur le comptoir: c'était Jupillon.

Elle s'arrêta court, tourna du côté de la rue, et s'adossant à la grille
du marchand de vin, elle se mit à attendre. Elle avait la lumière de la
boutique derrière elle, les épaules contre les barreaux, et elle se
tenait immobile, sa jupe retroussée d'une main par devant, son autre
main tombant au bout de son bras abandonné. Elle ressemblait à une
statue d'ombre assise sur une borne. Dans sa pose, il y avait une
résolution terrible et comme l'éternelle patience d'attendre l
toujours. Les passants, les voitures, la rue, elle les apercevait
vaguement et lointainement. Le cheval de renfort de l'omnibus pour la
montée de la rue, un cheval blanc, était devant elle, immobile, éreinté,
dormant sur pied, avec la tête et les deux jambes de devant dans la
pleine lumière de la porte: elle ne le voyait pas. Il brouillassait.
C'était un de ces temps de Paris, sales et pourris, où il semble que
l'eau qui tombe soit déjà de la boue avant d'être tombée. Le ruisseau
lui montait sur les pieds. Elle demeura ainsi une demi-heure, lamentable
à voir, sans mouvement, menaçante et désespérée, toute à contre-jour,
sombre et sans visage, pareille à une Fatalité plantée par la Nuit à la
porte d'un _minzingue_!

Enfin Jupillon sortit. Elle se dressa devant lui, les bras croisés:

--Mon argent? lui dit-elle. Elle avait la figure d'une femme qui n'a
plus de conscience, pour laquelle il n'y a plus de Dieu, plus de
gendarmes, plus de cour d'assises, plus d'échafaud,--plus rien!

Jupillon sentit sa blague s'arrêter dans sa gorge.

--Ton argent? fit-il, ton argent, il n'est pas perdu. Mais il faut le
temps... Dans ce moment-ci, je te dirai, ça ne va pas fort l'ouvrage...
Il y a longtemps que c'est fini, ma boutique, tu sais... Mais d'ici
trois mois, je te promets... Et tu vas bien?

--Canaille, va! Ah! je te tiens donc! Ah! tu voulais filer... Mais c'est
toi, mon malheur! c'est toi qui m'as fait comme je suis, brigand!
voleur! filou! Ah! c'est toi...

Germinie lui jetait cela au visage, en se poussant contre lui, en lui
faisant tête, en avançant sa poitrine contre la sienne. Elle semblait se
frotter aux coups qu'elle appelait et provoquait; et elle lui criait,
toute tendue vers lui:--Mais bats-moi donc! Qu'est-ce qu'il faut donc
que je te dise, dis, pour que tu me battes?

Elle ne pensait plus. Elle ne savait pas ce qu'elle voulait; seulement
elle avait comme un besoin d'être frappée. Il lui était venu une envie
instinctive, irraisonnée, d'être brutalisée, meurtrie, de souffrir dans
sa chair, de ressentir un choc, une secousse, une douleur qui fît taire
ce qui battait dans sa tête. Des coups, elle n'imaginait que cela pour
en finir. Puis, après les coups, elle voyait, avec la lucidité d'une
hallucination, toutes sortes de choses se passer, la garde arrivant, le
poste, le commissaire! le commissaire devant lequel elle pourrait tout
dire, son histoire, ses misères, ce que lui avait fait souffrir cet
homme, ce qu'il lui avait coûté! Son coeur se dégonflait d'avance
l'idée de se vider, avec des cris et des pleurs, de tout ce dont il
crevait.

--Mais bats-moi donc, répétait-elle en marchant toujours sur Jupillon,
qui cherchait à s'effacer et lui jetait en reculant des mots caressants
comme on en jette à une bête qui ne vous reconnaît pas et qui veut
mordre. Un rassemblement commençait autour d'eux.

--Allons, vieille pocharde, n'embêtons pas monsieur, fit un sergent de
ville qui, empoignant Germinie par un bras, la fit tourner sur elle-même
rudement. Sous l'injure brutale de cette main de police, les genoux de
Germinie fléchirent: elle crut s'évanouir. Puis elle eut peur, et se mit
à courir dans le milieu de la rue.




LVI.


La passion a des retours insensés, des revenez-y inexplicables. Cet
amour maudit que Germinie croyait tué par toutes les blessures et tous
les coups de Jupillon, il revivait. Elle était épouvantée de le
retrouver en elle en rentrant. La seule vue de cet homme, cette approche
de quelques minutes, le son de sa voix, la respiration de l'air qu'il
respirait, avaient suffi pour lui retourner le coeur et la rendre toute
au passé.

Malgré tout, elle n'avait jamais pu arracher tout à fait Jupillon du
fond d'elle; il y était resté enraciné. Son premier amour était lui.
Elle lui appartenait, contre elle-même, par toutes les faiblesses du
souvenir, toutes les lâchetés de l'habitude. D'elle à lui, il y avait
tous les liens de torture qui nouent la femme pour toujours, le
sacrifice, la souffrance, l'abaissement. Il la possédait pour avoir
violé sa conscience, piétiné sur ses illusions, martyrisé sa vie. Elle
était à lui, à lui éternellement, comme au maître de toutes ses
douleurs.

Et ce choc, cette scène qui aurait dû lui donner l'horreur de le
rencontrer jamais, ralluma en elle la frénésie de le revoir. Toute sa
passion la reprit. La pensée de Jupillon l'emplit jusqu'à la purifier.
Elle arrêta court le vagabondage de ses sens: elle voulut n'être
personne, puisque c'était le seul moyen qu'elle eût encore d'être à lui.

Elle se mit à le guetter, à étudier ses heures de sortie, les rues où il
passait, les endroits où il allait. Elle le suivit, aux Batignolles,
jusqu'à son nouveau logement, marcha derrière lui, contente de mettre le
pied où il avait mis le sien, d'être menée par son chemin, de le voir un
peu, de saisir un geste qu'il faisait, de lui prendre un de ses regards.
C'était tout: elle n'osait lui parler; elle se tenait à distance, allant
derrière, comme un chien perdu tout heureux qu'on ne le repousse pas
coups de talon.

Elle se fit ainsi, pendant des semaines, l'ombre de cet homme, une ombre
humble et peureuse qui reculait et s'éloignait de quelques pas, quand
elle se croyait vue; puis se rapprochait à pas timides, et à une marque
d'impatience de l'homme, s'arrêtait encore, en paraissant demander
grâce.

Quelquefois elle l'attendait à la porte d'une maison où il entrait, le
reprenait quand il sortait, le reconduisait chez lui, toujours de loin,
sans lui parler, avec l'air d'une mendiante qui mendie des restes et
remercie de ce qu'on lui laisse ramasser. Puis au volet du
rez-de-chaussée où il demeurait, elle écoutait s'il était seul, s'il n'y
avait personne.

Quand il était avec une femme au bras, quoi qu'elle souffrît, elle
s'acharnait à le poursuivre. Elle allait où allait le couple, jusqu'au
bout. Elle entrait derrière eux dans les jardins publics, dans les bals.
Elle marchait dans leurs rires, dans leurs paroles, se déchirait à les
voir, à les entendre, et restait là, dans leur dos, à faire saigner
toutes ses jalousies.




LVII.


On était au mois de novembre. Depuis trois ou quatre jours, Germinie
n'avait point rencontré Jupillon. Elle vint l'épier, le chercher près de
son logement. Arrivée à sa rue, elle vit de loin une large raie de
lumière filtrant par son volet fermé. Elle approcha et entendit des
éclats de rire, des chocs de verre, des femmes, puis une chanson, une
voix, une femme, celle qu'elle haïssait avec toutes les haines de son
coeur, celle qu'elle eût voulu voir morte, celle dont elle avait tant de
fois cherché la mort dans les lignes du sort, elle enfin--sa cousine!

Elle se colla derrière le volet, aspirant ce qu'ils disaient, enfoncée
dans la torture de les entendre, affamée et se repaissant de souffrir.
Il tombait une pluie froide d'hiver. Elle ne la sentait pas. Tous ses
sens étaient à écouter. La voix qu'elle détestait semblait par moments
faiblir et s'éteindre sous les baisers, et ce qu'elle chantait
s'envolait comme étouffé par une bouche qui se pose sur une chanson. Les
heures passaient. Germinie était toujours là. Elle ne pensait pas à s'en
aller. Elle attendait sans savoir ce qu'elle attendait. Il lui semblait
qu'il fallait qu'elle restât là toujours, jusqu'à la fin. La pluie
tombait plus fort. De l'eau, d'une gouttière crevée au-dessus d'elle,
lui battait sur les épaules. De grosses gouttes lui glissaient sur la
nuque. Un froid de glace lui coulait dans le dos. Sa robe suait l'eau
sur le pavé. Elle ne s'en apercevait pas. Elle n'avait plus dans tous
les membres que la souffrance de l'âme.

Bien avant dans la nuit, il y eut du bruit, un remuement, des pas vers
la porte. Germinie courut se cacher à quelques pas dans le rentrant d'un
mur, et elle vit une femme qu'emmenait un jeune homme. Comme elle les
regardait s'éloigner, elle sentit sur ses mains quelque chose de doux et
de chaud qui lui fit peur d'abord: c'était un chien qui la léchait, un
gros chien qu'elle avait tenu tout petit bien des soirées sur ses
genoux, dans l'arrière-boutique de la crémière...

--Ici, Molosse! cria deux ou trois fois dans l'ombre de la rue la voix
impatientée de Jupillon.

Le chien aboya, se sauva, se retourna en gambadant pour revenir, et
rentra. La porte se referma. Les voix et les chansons ramenèrent à la
même place, contre le volet, Germinie, que la pluie trempait et qui se
laissa tremper en écoutant toujours, jusqu'au matin, jusqu'au petit
jour, jusqu'à l'heure où des maçons allant à leur ouvrage, leur pain
sous le bras, se mirent à rire en la voyant.




LVIII.


Deux ou trois jours après cette nuit passée sous la pluie, Germinie
avait un visage effrayant de souffrance, le teint marbré, les yeux
brûlants. Elle ne disait rien, ne se plaignait pas, faisait son service
comme à l'ordinaire.

--Ah çà! toi, regarde-moi donc un peu, lui dit mademoiselle; et
l'attirant brusquement au jour:

--Qu'est-ce que c'est que ça? cette mine de déterrée-là? Allons, voyons,
tu es malade? Mon Dieu! as-tu chaud aux mains!

Elle lui prit le poignet, et lui rejetant le bras au bout d'un instant:

--Comment, chienne de bête! tu as une fièvre de cheval! Et tu gardes ça
pour toi!

--Mais non, mademoiselle, balbutia Germinie. Je crois que c'est un gros
rhume, tout bonnement... Je me suis endormie, l'autre soir, la fenêtre
de ma cuisine ouverte...

--Oh! toi, d'abord, reprit mademoiselle, tu crèverais que tu ne ferais
pas seulement: Ouf! Attends...

Et, mettant ses lunettes, roulant vivement son fauteuil à une petite
table auprès de la cheminée, elle se mit à écrire quelques lignes de sa
grosse écriture.

--Tiens, fit-elle en pliant la lettre, tu vas me faire le plaisir de
donner cela à ton amie Adèle pour le faire porter par le portier... Et
maintenant, à la paille!

Mais Germinie ne voulut jamais aller se coucher. Ce n'était pas la
peine. Elle ne se fatiguerait pas. Elle resterait assise toute la
journée. D'ailleurs, le plus fort de son mal était passé; elle allait
déjà mieux. Et puis le lit, pour elle, faisait mourir.

Le médecin, appelé par le mot de mademoiselle, vint le soir. Il examina
Germinie et ordonna l'application de l'huile de croton. Les désordres de
la poitrine étaient tels qu'il ne pouvait encore rien dire. Il fallait
attendre l'effet des remèdes.

Il revint au bout de quelques jours, fit coucher Germinie, l'ausculta
longuement.--C'est prodigieux, dit-il à mademoiselle quand il fut
redescendu, elle a eu une pleurésie, et ne s'est pas alitée un moment...
C'est donc une fille de fer?... Oh! l'énergie des femmes!... Quel âge
a-t-elle?

--Quarante-et-un ans.

--Quarante-et-un ans? Oh! c'est impossible!... Vous êtes sûre? Elle en
paraît cinquante...

--Ah! pour paraître, elle paraît tout... Qu'est-ce que vous voulez?
Jamais de santé... toujours à être malade... des chagrins... des
misères... et puis un caractère à se tourmenter toujours...

--Quarante-et-un ans! c'est étonnant! répéta le médecin. Il reprit après
une seconde de réflexion:

--Y a-t-il eu dans sa famille, à votre connaissance, des affections de
poitrine? A-t-elle eu des parents qui soient morts...

--Elle a perdu une soeur d'une pleurésie... mais elle était plus âgée...
Elle avait quarante-huit ans, je crois...

Le médecin était devenu sérieux.--Enfin, la poitrine se dégage, dit-il
d'un ton rassurant. Mais il est de toute nécessité qu'elle se repose...
Et puis envoyez-la-moi une fois par semaine... Qu'elle vienne me voir...
Qu'elle prenne pour cela un beau temps, un jour de soleil.




LIX.


Mademoiselle eut beau parler, prier, vouloir, gronder: elle ne put
obtenir de Germinie qu'elle discontinuât son service pendant quelques
jours. Germinie ne voulut même point entendre parler d'une aide qui
ferait le plus gros de son ouvrage. Elle déclara à mademoiselle que
c'était impossible et inutile, qu'elle ne se ferait jamais à l'idée
d'une autre femme l'approchant, la servant, la soignant; que rien que
cette idée dans son lit lui donnerait la fièvre, qu'elle n'était pas
encore morte, et que tant qu'elle pourrait mettre un pied devant
l'autre, elle suppliait qu'on la laissât aller. À dire cela, elle mit un
accent si tendre, ses yeux priaient si bien, sa voix de malade était si
humble et si passionnée dans sa demande, que mademoiselle n'eut pas le
courage de la forcer à prendre quelqu'un. Elle la traita seulement «de
tête de bois, de bête brute,» qui croyait, comme tous les gens de la
campagne, qu'on est mort pour quelques jours passés au lit.

Se soutenant avec une apparence de mieux, due à la médication énergique
du médecin, Germinie continuait à faire le lit de mademoiselle qui
l'aidait à soulever les matelas. Elle continuait à lui faire à manger,
et cela surtout lui était horrible.

Quand elle préparait le déjeuner et le dîner de mademoiselle, elle se
sentait mourir dans sa cuisine, une de ces misérables petites cuisines
de grande ville, qui font tant de femmes pulmoniques. La braise qu'elle
allumait, et d'où se levait lentement un filet de fumée âcre, commençait
à lui faire défaillir le coeur; puis bientôt le charbon que lui vendait
le charbonnier d'à côté, du fort charbon de Paris, plein de fumerons,
l'enveloppait de son odeur entêtante. Le tuyau de tirage, crassé et
rabattant, le manteau bas de la cheminée, lui renvoyaient dans la
poitrine la malsaine respiration du feu et l'ardeur corrodante du
fourneau à hauteur d'appui. Elle suffoquait, elle sentait le rouge et le
chaud de tout son sang lui monter à la figure et lui faire des plaques
sur le front. La tête lui tournait. Dans la demi-asphyxie des
blanchisseuses qui repassent au milieu de la vapeur des réchauds, elle
se jetait à la fenêtre, et humait un peu d'air glacé.

Pour souffrir debout, aller toujours malgré ses défaillances, elle avait
plus que la répulsion des gens du peuple à s'aliter, plus que la
furieuse et jalouse volonté de ne pas laisser les soins d'une autre
entourer mademoiselle: elle avait la terreur de la délation, qui pouvait
entrer avec une nouvelle domestique. Il fallait qu'elle fût là pour
garder mademoiselle et empêcher qu'on approchât d'elle. Puis il fallait
encore qu'elle se montrât, que le quartier la vît, et qu'elle n'eût pas
un air de morte pour ses créanciers. Il fallait qu'elle fît semblant
d'avoir même des forces, qu'elle jouât l'apparence et la gaieté de la
vie, qu'elle donnât confiance à toute la rue avec les paroles arrangées
du médecin, avec une mine d'espérance, avec la promesse de ne pas
mourir. Il fallait qu'elle fît bonne figure pour rassurer ses dettes,
pour empêcher les alarmes de l'argent de monter l'escalier et de
s'adresser à mademoiselle.

Cette comédie horrible et nécessaire, elle la soutint. Elle fut héroïque
à faire mentir tout son corps, redressant, devant les boutiques qui
l'épiaient, sa taille affaissée, pressant son pas traînant, se frottant
les joues, avant de descendre, avec une serviette rude pour y rappeler
la couleur du sang, pour farder sur son visage les pâleurs de son mal et
le masque de sa mort!

Malgré la toux atroce qui secouait, toute la nuit, ses insomnies, malgré
le dégoût de son estomac repoussant la nourriture, elle passa ainsi tout
l'hiver à se vaincre et à se surmonter, à se débattre avec les hauts et
les bas de la maladie.

Chaque fois qu'il venait, le médecin disait à mademoiselle qu'il ne
voyait chez sa bonne aucun des organes essentiels à la vie attaqué d'une
manière grave. Les poumons étaient bien un peu ulcérés en haut; mais on
guérit de cela. Seulement c'est un corps bien usé, bien usé, répétait-il
avec un certain accent triste, un air presque embarrassé qui frappait
mademoiselle. Et il parlait toujours, à la fin de ses visites, de
changement d'air, de campagne.




LX.


Au mois d'août, le médecin ne trouvait plus que cela à conseiller,
ordonner: la campagne. Malgré la peine qu'ont les vieilles gens à se
déplacer, à changer le lieu, les habitudes, les heures de leur vie, en
dépit de son humeur casanière et de l'espèce de déchirement qu'elle
ressentait à s'arracher de son intérieur, mademoiselle se décida
emmener Germinie à la campagne. Elle écrivit à une fille de la _Poule_,
qui habitait, avec une nichée d'enfants, une jolie petite propriété dans
un village de la Brie, et qui, depuis de longues années, sollicitait
d'elle une longue visite. Elle lui demanda l'hospitalité pendant un
mois, six semaines pour elle et sa bonne malade.

On partit. Germinie était heureuse. Arrivée, elle se trouva mieux. Sa
maladie, pendant quelques jours, eut l'air de se laisser distraire par
le changement. Mais l'été, cette année-là, était incertain, pluvieux,
tourmenté de soudaines variations et de souffles brusques. Germinie prit
un refroidissement; et mademoiselle entendit bientôt recommencer sur sa
tête, juste au-dessus de l'endroit où elle couchait, l'affreuse toux qui
lui avait été si insupportable et si douloureuse à Paris. C'étaient des
quintes pressées et comme étranglées qui s'arrêtaient un moment, puis
reprenaient, des quintes dont les silences laissaient à l'oreille et au
coeur une attente nerveuse, anxieuse de ce qui allait revenir et de ce
qui revenait toujours, éclatait, se brisait, s'éteignait encore, mais
vibrait, même éteint, sans jamais se taire ni vouloir finir.

Pourtant, de ces horribles nuits, Germinie se relevait avec une énergie,
une activité qui étonnait et, par moment, rassurait mademoiselle. Elle
était debout avec tout le monde. Un matin, à cinq heures, elle alla avec
le domestique dans un char-à-banc, à trois lieues de là, chercher du
poisson dans un moulin; une autre fois, elle se traîna, avec les bonnes
de la maison, au bal de la fête, et ne rentra qu'avec elles au jour.
Elle travaillait, aidait les domestiques. Sur un bout de chaise, dans un
angle de la cuisine, elle était toujours à faire quelque chose de ses
doigts. Mademoiselle fut obligée de la faire sortir, de l'envoyer
s'asseoir dans le jardin. Germinie allait alors se mettre sur le banc
vert, son ombrelle ouverte sur sa tête, avec du soleil dans sa jupe et
sur ses pieds. Ne bougeant plus, elle s'oubliait là à respirer le jour,
la lumière, la chaleur, dans une sorte d'aspiration passionnée et de
bonheur fiévreux. Sa bouche détendue s'entr'ouvrait à l'haleine du grand
air. Ses yeux brûlaient sans remuer; et dans l'ombre éclairée qui
glissait de la soie de l'ombrelle, son visage consumé, décharné,
funèbre, regardait comme une tête de mort amoureuse.

Toute lasse qu'elle était le soir, rien ne pouvait la décider à se
coucher avant sa maîtresse. Elle voulait être là pour la déshabiller.
Assise à côté d'elle, de temps en temps elle se soulevait pour la servir
comme elle pouvait, l'aidait à ôter un jupon, puis se rasseyait,
ramassait un instant ses forces, se relevait, voulait encore servir
quelque chose. Il fallait que mademoiselle la rasseyât de force et lui
ordonnât de rester tranquille. Et tout le temps que durait cette
toilette du soir, c'était toujours dans sa bouche le même rabâchage sur
les domestiques de la maison.--Voyez-vous, mademoiselle, vous n'avez pas
idée des yeux qu'ils se font quand ils croient qu'on ne les voit pas...
la cuisinière et le domestique... Ils se tiennent encore, quand je suis
là; mais l'autre jour, je les ai surpris dans la chambre à four... Ils
s'embrassaient, figurez-vous! Heureusement que madame ici ne s'en doute
pas.--Ah! te voilà encore dans tes histoires! Mais, bon Dieu, faisait
mademoiselle, qu'ils se pigeonnent ou qu'ils ne se pigeonnent pas,
qu'est-ce que ça te fait? Ils sont bons pour toi, n'est-ce pas? Voil
tout ce qu'il faut...--Oh! très-bons, mademoiselle; de ce côté-là, je
n'ai rien à dire... La Marie s'est relevée cette nuit pour me donner
boire... et lui, quand il reste du dessert, c'est toujours pour moi...
Oh! il est très-gentil pour moi... ça n'amuse même pas trop la Marie,
qu'il s'occupe comme ça de moi... Dame! vous comprenez,
mademoiselle...--Allons, tiens! va te coucher avec toutes tes bêtises,
lui disait brusquement sa maîtresse, tristement impatientée de voir chez
une personne si malade une occupation si ardente de l'amour des autres.




LXI.


Au retour de la campagne, le médecin, après avoir examiné Germinie, dit
à mademoiselle:--Cela a été bien vite, bien vite.... Le poumon gauche
est entièrement pris... Le droit est attaqué en haut... et je crains
bien qu'il ne soit infiltré dans toute son étendue... C'est une femme
perdue... Elle peut vivre encore six semaines, deux mois tout au plus...

--Ah! Seigneur, dit Mlle de Varandeuil, mais tout ce que j'ai aimé y
passera donc avant moi! Je m'en irai donc après tout le monde, moi,
dites donc?...

--Avez-vous songé à la mettre quelque part, mademoiselle, dit le médecin
après un instant de silence... Vous ne pouvez pas la garder... C'est
pour vous une trop grande gêne... une douleur de l'avoir là, reprit le
médecin à un mouvement de mademoiselle.

--Non, monsieur, non, je n'y ai pas pensé... Ah! oui, que je la fasse
partir!... Mais vous avez bien vu, monsieur: ce n'est pas une bonne, ce
n'est pas une domestique pour moi, cette fille-là: c'est comme la
famille que je n'ai pas eue!... Qu'est-ce que vous voulez que je lui
dise: Va-t'en, à présent! Ah! c'est la première fois que je souffre tant
de n'être pas riche, d'avoir un appartement de quatre sous comme j'en ai
un... Pour lui en parler, moi, mais c'est impossible!... Et puis où
irait-elle? Chez Dubois?... Ah! bien oui, chez Dubois!... Elle y a été
voir la bonne que j'avais avant elle et qui y est morte... Autant la
tuer!... L'hôpital, alors?... Non, pas là, je ne veux pas qu'elle meure
là!

--Mon dieu, mademoiselle, elle y serait cent fois mieux qu'ici... Je la
ferais entrer à Lariboisière, dans le service d'un médecin qui est mon
ami... Je la recommanderais à un interne qui me doit beaucoup... Elle
aurait une très-bonne soeur dans la salle où je la ferais mettre... Au
besoin, elle aurait une chambre... Mais je suis sûr qu'elle préférera
être dans une salle commune... C'est un parti nécessaire à prendre,
voyez-vous, mademoiselle. Elle ne peut pas rester dans cette chambre
là-haut... Vous savez ce que sont ces horribles chambres de
domestique... Je trouve même que les commissions de salubrité devraient
bien, là-dessus, forcer les propriétaires à l'humanité: c'est
indigne!... Le froid va venir... il n'y a pas de cheminée; avec la
tabatière et le toit, ce sera une glacière... Vous la voyez encore
aller... Oh! elle a un courage étonnant, une vitalité nerveuse
prodigieuse... Mais, malgré tout, le lit va la prendre dans quelques
jours... elle ne se relèvera plus... Voyons, de la raison,
mademoiselle... Laissez-moi lui parler, voulez-vous?

--Non, pas encore... Cette idée-là... j'ai besoin de m'y faire... Et
puis de la voir autour de moi, je crois qu'elle ne va pas mourir comme
ça si vite... Nous aurons toujours le temps... Plus tard, nous
verrons... oui, plus tard...

--Pardon, mademoiselle, mais permettez-moi de vous dire qu'à la soigner,
vous êtes capable de vous rendre malade...

--Moi?... Oh! moi!... Et Mlle de Varandeuil fit le geste d'une personne
dont la vie est toute donnée.




LXII.


Au milieu des inquiétudes désespérées que donnait à Mlle de Varandeuil
la maladie de sa bonne, se glissait une impression singulière, une
certaine peur devant l'être nouveau, inconnu, mystérieux, que le mal
avait fait lever du fond de Germinie. Mademoiselle ressentait comme un
malaise auprès de cette figure enfoncée, enterrée, presque disparue dans
une implacable dureté, et qui ne semblait revenir à elle-même et se
retrouver que fugitivement, par lueurs, dans l'effort d'un pâle sourire.
La vieille femme avait vu bien des gens mourir; sa longue et douloureuse
mémoire lui rappelait bien des expressions de têtes chères et
condamnées, bien des expressions de mort tristes, accablées, désolées,
mais aucun des visages dont elle se souvenait n'avait pris en
s'éteignant ce sombre caractère d'un visage qui s'enferme et se retire
en lui-même.

Toute serrée dans sa souffrance, Germinie se tenait farouche, raidie,
concentrée, impénétrable. Elle avait des immobilités de bronze. En la
regardant, mademoiselle se demandait ce qu'elle couvait ainsi sans
bouger, si c'était la révolte de sa vie, l'horreur de mourir, ou bien un
secret, un remords. Rien d'extérieur ne semblait plus toucher la malade.
La sensation des choses s'en allait d'elle. Son corps devenait
indifférent à tout, ne demandait plus à être soulagé, ne paraissait plus
désirer guérir. Elle ne se plaignait de rien, n'avait de plaisir ni de
distraction à rien. Ses besoins de tendresse eux-mêmes l'avaient
quittée. Elle ne donnait plus signe de caresse, et, chaque jour, quelque
chose d'humain quittait cette âme de femme qui paraissait se pétrifier.
Souvent, elle s'abîmait dans des silences qui faisaient attendre le
déchirement d'un cri, d'une parole; mais, après avoir promené le regard
autour d'elle, elle ne disait rien, et recommençait à regarder au même
endroit, dans le vide, devant elle, fixement, éternellement.

Quand mademoiselle rentrait de chez l'amie où elle allait dîner, elle
trouvait Germinie dans l'obscurité, sans lumière, affaissée dans un
fauteuil, les jambes allongées sur une chaise, la tête penchée sur sa
poitrine, et si profondément absorbée, que parfois elle n'entendait pas
la porte s'ouvrir. Dans la chambre, en avançant, il semblait à Mlle de
Varandeuil déranger un épouvantable tête-à-tête de la Maladie et de
l'Ombre, où Germinie cherchait déjà dans la terreur de l'invisible
l'aveuglement de la tombe et la nuit de la mort.




LXIII.


Tout le mois d'octobre, Germinie s'obstina à ne pas vouloir s'aliter.
Chaque jour, cependant, elle était plus faible, plus défaillante, plus
abandonnée de son corps. À peine si elle pouvait monter l'étage qui
allait à son sixième, en se tirant le long de la rampe. À la fin, elle
tombait dans l'escalier: les autres domestiques la ramassaient et la
portaient jusqu'à sa chambre. Mais cela ne l'arrêtait pas: le lendemain,
elle redescendait avec cette lueur de force que le matin donne aux
malades. Elle préparait le déjeuner de mademoiselle, elle faisait un
semblant d'ouvrage, elle tournait encore dans l'appartement,
s'accrochant aux meubles, se traînant. Mademoiselle en avait pitié: elle
la forçait à se jeter sur son propre lit. Germinie y reposait une
demi-heure, une heure, sans dormir, ne parlant pas, les yeux ouverts,
immobiles et vagues, comme les gens qui souffrent.

Un matin, elle ne descendit pas. Mademoiselle monta au sixième, tourna
dans un étroit corridor empesté par des lieux de domestiques, et arriva
à la porte de Germinie, la porte 21. Germinie lui demanda bien pardon de
l'avoir fait monter. Il lui avait été impossible de mettre les pieds au
bas de son lit. Elle avait de grandes douleurs dans le ventre, et le
ventre tout enflé. Elle pria mademoiselle de s'asseoir un instant, et
retira, pour lui faire place, le chandelier qui était sur la chaise,
la tête de son lit.

Mademoiselle s'assit, et resta quelques instants regardant cette
misérable chambre de domestique, une de ces chambres où le médecin est
obligé de poser son chapeau sur le lit, et où il y a à peine la place
pour mourir! C'était une mansarde de quelques pieds carrés sans
cheminée, où la tabatière à crémaillère laissait passer l'haleine des
saisons, le chaud de l'été, le froid de l'hiver. Les débarras, de
vieilles malles, des sacs de nuit, un panier de bain, le petit lit de
fer où Germinie avait couché sa nièce, étaient entassés sous le pan
coupé du mur. Le lit, une chaise et une petite toilette boiteuse avec
une cuvette cassée, faisaient tout le mobilier. Au-dessus du lit était
pendu, dans un cadre peint à la façon du palissandre, un daguerréotype
d'homme.

Le médecin vint dans la journée.--Ah! de la péronite... fit-il, quand
mademoiselle lui eut appris l'état de Germinie.

Il monta voir la malade.--Je crains, dit-il en redescendant, qu'il n'y
ait un abcès dans l'intestin communiquant avec un abcès dans la
vessie... C'est grave... très-grave... Il faut bien lui recommander de
ne faire aucun grand mouvement dans son lit, de se retourner avec
précaution... Elle pourrait mourir tout à coup dans les plus affreuses
douleurs... Je lui ai proposé d'aller à Lariboisière... elle a accepté
tout de suite... Elle n'a aucune répugnance... Seulement, je ne sais pas
comment elle supportera le transport... Enfin, elle a tant d'énergie, je
n'en ai jamais vu une pareille... Demain matin, vous aurez l'ordre
d'admission...

Quand mademoiselle remonta chez Germinie, elle la trouva souriante dans
son lit, gaie de l'idée de s'en aller:--Allez, mademoiselle, lui
dit-elle, c'est l'affaire de six semaines...




LXIV.


À deux heures, le lendemain, le médecin apporta le billet d'entrée. La
malade était prête à partir. Mademoiselle lui proposa de s'en aller sur
un brancard qu'on ferait venir de l'hôpital.--Oh! non, dit vivement
Germinie, je me croirais morte... Elle pensait à ses dettes; elle avait
besoin de se faire voir, à ses créanciers de la rue, vivante et debout
jusqu'à la fin!

Elle sortit du lit. Mlle de Varandeuil l'aida à passer son jupon et sa
robe. Aussitôt hors du lit, la vie disparut de son visage, la flamme de
son teint: il sembla lui monter tout à coup de la terre sous la peau. En
s'accrochant à la rampe, elle descendit l'étage raide de l'escalier de
service, et arriva à l'appartement. On l'assit dans la salle à manger,
sur un fauteuil, près de la fenêtre. Elle voulut passer ses bas toute
seule, et en les remontant d'une pauvre main tremblante et dont les
doigts se cognaient, elle laissa voir un peu de ses jambes si maigres
qu'elles faisaient peur. La femme de ménage mettait pendant ce temps-là,
dans un paquet, un peu de linge, un verre, une tasse et un couvert en
étain que Germinie avait voulu emporter. Quand ce fut fini, Germinie
regarda un moment tout autour d'elle: elle enveloppa la pièce d'un
embrassement suprême et qui semblait vouloir emporter les choses. Puis,
ses yeux s'arrêtant sur la porte par où la femme de ménage venait de
sortir:--Au moins, dit-elle à mademoiselle, je vous laisse quelqu'un
d'honnête...

Elle se leva. La porte se ferma derrière elle avec un bruit d'adieu, et
soutenue par Mlle de Varandeuil qui la portait presque, elle descendit,
par le grand escalier, les cinq étages. À chaque palier, elle s'arrêtait
et respirait. Au vestibule, elle trouva le portier qui lui avait apporté
une chaise. Elle tomba dessus. Le gros homme, en riant, lui promit la
santé dans six semaines. Elle remua la tête en disant un _oui, oui_
étouffé.

Elle était dans le fiacre, à côté de sa maîtresse. Le fiacre était dur
et sautait sur le pavé: Elle avait avancé le corps pour n'avoir pas le
contre-coup des cahots, et se tenait de la main à la portière,
cramponnée. Elle regardait passer les maisons, et ne parlait plus.
Arrivée à la porte de l'hôpital, elle ne voulut pas qu'on la portât.
Pouvez-vous aller jusque-là?--lui dit le concierge, en lui montrant
une vingtaine de pas la salle de réception. Elle fit signe que oui, et
marcha: c'était une morte qui allait parce qu'elle voulait aller!

Enfin, elle arriva dans la grande salle haute, froide, rigide, nette,
sèche et terrible, dont les bancs de bois faisaient cercle autour du
brancard qui attendait. Mlle de Varandeuil la fit asseoir sur un
fauteuil de paille, près d'un guichet vitré. Un employé ouvrit le
guichet, demanda à Mlle de Varandeuil le nom, l'âge de Germinie, et
couvrit d'écriture pendant un quart d'heure une dizaine de papiers
marqués en tête d'une image religieuse. Cela fait, Mlle de Varandeuil se
retourna, l'embrassa; elle vit un garçon de salle la prendre sous le
bras, puis elle ne la vit plus, se sauva, et tombant sur les coussins du
fiacre, elle éclata en sanglots et lâcha toutes les larmes dont son coeur
étouffait depuis une heure. Sur le siège, le dos du cocher était étonné
d'entendre pleurer si fort.




LXV.


Le jour de la visite, le jeudi venu, Mlle de Varandeuil partit pour voir
Germinie à midi et demi. Elle voulait être à son lit au moment juste de
l'ouverture, à une heure précise. Repassant par les rues où elle avait
passé quatre jours avant, elle se rappelait l'affreux voyage du lundi.
Il lui semblait, dans la voiture où elle était seule, gêner un corps
malade, et elle se tenait dans le coin du fiacre comme pour laisser de
la place au souvenir de Germinie. Comment allait-elle la trouver?... La
trouverait-elle seulement? Si son lit allait être vide!...

Le fiacre enfila une petite rue toute pleine de charrettes d'oranges et
de femmes qui, assises sur le trottoir, vendaient des biscuits dans des
paniers. Il y avait je ne sais quoi de misérable et de lugubre dans cet
étal en plein vent de fruits et de gâteaux, douceurs de mourants,
viatiques de malades, attendus par la fièvre, espérés par l'agonie, et
que des mains de travail, toutes noires, prenaient en passant pour
porter à l'hôpital et faire bonne bouche à la mort. Des enfants les
portaient gravement, presque pieusement, comme s'ils comprenaient, sans
y toucher.

Le fiacre s'arrêta devant la grille de la cour. Il était une heure moins
cinq minutes. À la porte se pressait une queue de femmes, avec leurs
robes des jours ouvriers, serrées, sombres, douloureuses et
silencieuses. Mlle de Varandeuil se mit à la queue, avança avec les
autres, entra: on la fouilla. Elle demanda la salle Sainte-Joséphine, on
lui indiqua le second pavillon au second. Elle trouva la salle, puis le
lit, le lit 14 qui était, comme on le lui avait dit, un des derniers
droite. D'ailleurs, elle y fut comme appelée, du bout de la salle, par
le sourire de Germinie, ce sourire des malades d'hôpital à une visite
inattendue qui dit si doucement, dès qu'on entre:--C'est moi, ici...

Elle se pencha sur le lit. Germinie voulut la repousser avec un geste
d'humilité et comme une honte de servante.

Mlle de Varandeuil l'embrassa.

--Ah! lui dit Germinie, le temps m'a bien duré hier... Je m'étais figuré
que c'était jeudi... et je m'ennuyais après vous...

--Ma pauvre fille!... Et comment te trouves-tu?

--Oh! ça va bien maintenant... mon ventre est dégonflé.... J'ai trois
semaines à être ici, voyez-vous, mademoiselle... Ils disent que j'en ai
pour un mois, six semaines... mais je me connais... Et puis je suis
très-bien, je ne m'ennuie pas... je dors maintenant la nuit... J'avais
une soif quand vous m'avez amenée lundi!... Ils ne veulent pas me donner
d'eau rougie....

--Qu'est-ce que tu as là à boire?

--Oh! comme chez nous... de l'albumine. Voulez-vous m'en verser, tenez,
mademoiselle... c'est si lourd, leurs choses d'étain!

Et se soulevant d'un bras avec le petit bâton pendant au milieu de son
lit, avançant l'autre mis à nu par la chemise relevée, tout maigre et
grelottant, vers le verre que lui tendait Mlle de Varandeuil, elle but.

--Là, fit-elle, quand elle eut fini, et elle posa ses deux bras étendus,
hors du lit, sur le drap. Elle reprit:--Faut-il que je vous dérange
comme ça, ma pauvre demoiselle... Ça doit être d'une saleté finie chez
nous?

--Ne t'occupe donc pas de ça.

Il y eut un instant de silence. Un sourire décoloré vint aux lèvres de
Germinie:--J'ai fait de la contrebande, dit-elle à Mlle de Varandeuil en
baissant la voix, je me suis confessée pour être bien...

Puis, avançant la tête sur l'oreiller de façon à être plus près de
l'oreille de Mlle de Varandeuil:

--Il y a des histoires ici... J'ai une drôle de voisine, allez, là...
Elle indiqua d'un coup d'oeil et d'un mouvement d'épaule la malade
laquelle elle tournait le dos.--Elle a un homme qui vient la voir ici...
Il lui a parlé hier pendant une heure... J'ai entendu qu'ils avaient un
enfant... Elle a quitté son mari... Il était comme un fou, cet homme-là,
en lui parlant...

Et disant cela, Germinie s'animait comme toute pleine encore et toute
tourmentée de cette scène de la veille, toute fiévreuse et toute
jalouse, si près de la mort, d'avoir entendu de l'amour à côté d'elle!

Puis tout à coup, elle changea de figure. Il venait une femme vers son
lit. La femme parut embarrassée en voyant Mlle de Varandeuil. Au bout de
quelques minutes, elle embrassa Germinie, et comme une autre femme
venait, elle se hâta de partir. La nouvelle venue fit de même, embrassa
Germinie, et la quitta aussitôt. Après les femmes, un homme vint; puis
ce fut une autre femme. Tous, au bout d'un instant, se penchaient sur la
malade pour l'embrasser, et dans chaque baiser Mlle de Varandeuil
percevait vaguement un marmottement de paroles, des mots échangés, une
demande sourde de ceux qui embrassaient, une réponse rapide de celle qui
était embrassée.

--Eh bien! dit-elle à Germinie, j'espère qu'on te soigne!

--Ah! oui, répéta Germinie, avec une voix singulière, on me soigne!

Elle n'avait plus l'air vivant comme au commencement de la visite. Un
peu de sang monté à ses joues y était resté seulement ainsi qu'une
tache. Son visage semblait fermé; il était froid et sourd, pareil à un
mur. Sa bouche rentrée était comme scellée. Ses traits se cachaient sous
le voile d'une souffrance infinie et muette. Il n'y avait plus rien de
caressant ni de parlant dans ses yeux immobiles, tout occupés et remplis
de la fixité d'une pensée. On eût dit qu'une immense concentration
intérieure, une volonté de la dernière heure, ramenait au dedans de sa
personne tous les signes extérieurs de ses idées, et que tout son être
se tenait désespérément replié sur une douleur attirant tout à elle.

C'est que ces visites qu'elle venait de recevoir, c'étaient la
fruitière, l'épicier, la marchande de beurre, la blanchisseuse,--toutes
ses dettes vivantes! Ces baisers, c'étaient les baisers de tous ses
créanciers venant, dans une embrassade, flairer leurs créances et faire
_chanter_ son agonie!




LXVI.


Le samedi matin, mademoiselle venait de se lever. Elle était en train de
faire un petit panier de quatre pots de confitures de Bar qu'elle
comptait porter le lendemain à Germinie, quand elle entendit des voix
basses, un colloque dans la pièce d'entrée entre la femme de ménage et
le portier. Puis presque aussitôt la porte s'ouvrit, le portier entra.

--Une triste nouvelle, mademoiselle, dit-il.

Et il lui tendit une lettre qu'il avait à la main; elle portait le
timbre de l'hôpital de La Riboisière: Germinie était morte le matin,
sept heures.

Mademoiselle prit le papier; elle n'y vit que des lettres qui lui
disaient: Morte! morte! Et la lettre avait beau lui répéter: Morte!
morte! elle n'y pouvait croire. Comme ceux dont on apprend subitement la
fin, Germinie lui apparaissait toute vivante, et sa personne qui n'était
plus se représentait à elle avec la présence suprême de l'ombre de
quelqu'un. Morte! Elle ne la verrait plus! Il n'y avait donc plus de
Germinie au monde! Morte! Elle était morte! Et ce qui allait remuer
maintenant dans la cuisine, ce ne serait plus elle; ce qui allait lui
ouvrir la porte, ce ne serait plus elle; ce qui trôlerait le matin dans
sa chambre, ce serait une autre!--Germinie! Elle cria cela à la fin,
avec le cri dont elle l'appelait; puis, se reprenant:--Machine!
Chose!... Comment t'appelles-tu, toi? dit-elle durement à la femme de
ménage toute troublée. Ma robe... que j'y aille...

Il y avait, dans ce dénouement si rapide de la maladie, une si brusque
surprise que sa pensée ne pouvait s'y faire. Elle avait peine
concevoir cette mort soudaine, secrète et vague, contenue tout entière
pour elle dans ce chiffon de papier. Germinie était-elle vraiment morte?
Mademoiselle se le demandait avec le doute des gens qui ont perdu une
personne chère au loin, et, ne l'ayant pas vue mourir, ne veulent pas
qu'elle soit morte. Ne l'avait-elle pas vue encore toute vivante la
dernière fois? Comment cela était-il arrivé? Comment tout à coup
était-elle devenue ce qui n'est plus bon qu'à mettre dans la terre?
Mademoiselle n'osait y songer, et y songeait. L'inconnu de cette agonie
dont elle ignorait tout, l'effrayait et l'attirait. L'anxieuse curiosité
de sa tendresse allait vers les dernières heures de sa bonne, et elle
essayait d'en soulever à tâtons le voile et l'horreur. Puis il lui
prenait une irrésistible envie de tout savoir, d'assister, par ce qu'on
lui dirait, à ce qu'elle n'avait pas vu. Il fallait qu'elle apprît si
Germinie avait parlé avant de mourir, si elle avait exprimé un désir,
témoigné une volonté, laissé échapper un de ces mots qui sont le dernier
cri de la vie.

Arrivée à La Riboisière, elle passa devant le concierge, un gros homme
puant la vie comme on pue le vin, traversa les corridors où glissaient
des convalescentes pâles, et sonna tout au bout de l'hôpital à une porte
voilée de rideaux blancs. On ouvrit: elle se trouva dans un parloir
éclairé de deux fenêtres, où une sainte Vierge de plâtre était posée sur
un autel, entre deux vues du Vésuve qui semblaient frissonner là, contre
le mur nu. Derrière elle, d'une porte ouverte, sortait un caquetage de
soeurs et de petites filles, un bruit de jeunes voix et de frais rires,
la gaieté d'une pièce blanche où le soleil s'amuse avec des enfants qui
jouent.

Mademoiselle demanda à parler à la Mère de la salle Sainte-Joséphine. Il
vint une soeur petite, à demi bossue, avec une figure laide et bonne, une
figure à la grâce de Dieu. Germinie était morte dans ses bras.--Elle ne
souffrait presque plus, dit la soeur à mademoiselle; elle se trouvait
mieux; elle se sentait soulagée; elle avait de l'espérance. Le matin,
vers les sept heures, au moment où son lit venait d'être fait, tout
coup, sans se voir mourir, elle a été prise d'un vomissement de sang
dans lequel elle a passé.--La soeur ajouta qu'elle n'avait rien dit, rien
demandé, rien désiré.

Mademoiselle se leva, délivrée des horribles pensées qu'elle avait eues.
Germinie avait été sauvée de toutes les souffrances d'agonie qu'elle lui
avait rêvées. Mademoiselle remercia cette mort de la main de Dieu qui
cueille l'âme d'un seul coup.

Comme elle sortait de là:--Voulez-vous reconnaître le corps? lui dit un
garçon en s'approchant.

_Le corps_! Ce mot fut affreux pour mademoiselle. Sans attendre sa
réponse, le garçon se mit à marcher devant elle jusqu'à une grande porte
jaunâtre au-dessus de laquelle était écrit: _Amphithéâtre_. Il cogna; un
homme en bras de chemise, un brûle-gueule à la bouche, entr'ouvrit la
porte, et dit d'attendre un instant.

Mademoiselle attendit. Ses pensées lui faisaient peur. Son imagination
était de l'autre côté de cette porte d'épouvante. Elle essayait de voir
ce qu'elle allait voir. Et toute remplie d'images confuses, de terreurs
évoquées, elle frissonnait de l'idée d'entrer là, de reconnaître au
milieu d'autres ce visage défiguré,--si encore elle le reconnaissait! Et
cependant elle ne pouvait s'arracher de là: elle se disait qu'elle ne la
verrait plus jamais!

L'homme au brûle-gueule ouvrit la porte: mademoiselle ne vit rien qu'une
bière, dont le couvercle ne montant que jusqu'au cou laissait voir
Germinie les yeux ouverts, les cheveux droits sur la tête.




LXVII.


Brisée par ces émotions, par ce dernier spectacle, Mlle de Varandeuil se
mit au lit en rentrant chez elle, après avoir donné de l'argent au
portier pour les tristes démarches, l'enterrement, la concession. Et
quand elle fut dans son lit, ce qu'elle avait vu revint devant elle. Il
y avait toujours auprès d'elle la morte horrible, ce visage effrayant
dans le cadre de cette bière. Son regard avait emporté au dedans d'elle
cette tête inoubliable; sous ses paupières fermées, elle la voyait et en
avait peur. Germinie était là, avec le bouleversement de traits d'une
figure d'assassinée, avec ses orbites creusés, avec ses yeux qui
semblaient avoir reculé dans des trous! Elle était là, avec cette bouche
encore tordue d'avoir vomi son dernier souffle! Elle était là, avec ses
cheveux, ses cheveux terribles, rebroussés, tout debout sur sa tête!

Ses cheveux! cela surtout poursuivait mademoiselle. La vieille fille
pensait, sans y vouloir penser, à des choses tombées dans son oreille
d'enfant, à des superstitions de peuple perdues au fond de sa mémoire:
elle se demandait si on ne lui avait pas dit que les morts qui ont les
cheveux ainsi emportent avec eux un crime en mourant... Et, par moments,
c'étaient ces cheveux-là qu'elle voyait à cette tête, des cheveux de
crime, tout droits d'épouvante et tout roidis d'horreur devant la
justice du ciel, comme les cheveux du condamné à mort devant l'échafaud
de la Grève!

Le dimanche, mademoiselle se trouva trop malade pour sortir de son lit.
Le lundi, elle voulut se lever pour aller à l'enterrement, mais, prise
d'une faiblesse, elle fut obligée de se recoucher.




LXVIII.


--Eh bien! c'est fini? dit de son lit mademoiselle, en voyant entrer
chez elle à onze heures le portier qui revenait du cimetière avec une
redingote noire et la mine de componction d'un retour d'enterrement.

--Mon Dieu oui, mademoiselle... Dieu merci! la pauvre fille ne souffre
plus.

--Tenez! je n'ai pas la tête à moi aujourd'hui... Mettez les quittances
et le restant de l'argent sur ma table de nuit... Nous compterons un
autre jour.

Le portier restait debout devant elle sans bouger ni s'en aller, en
changeant de main une calotte de velours bleu coupée dans la robe d'une
fille de la maison. Au bout d'un instant, il se décida à parler:

--C'est cher, mademoiselle, pour se faire enterrer... Il y a d'abord...

--Qu'est-ce qui vous a dit de compter? interrompit Mlle de Varandeuil
avec l'orgueil d'une charité superbe.

Le portier continua:--Et puis par là-dessus, une concession
perpétuité, comme vous m'aviez dit, ça ne se donne pas... Vous avez beau
avoir bon coeur, mademoiselle, vous n'êtes pas trop riche... on sait ça,
et alors on s'est dit: Mademoiselle va avoir pas mal à payer... et on
connaît mademoiselle, elle payera... Eh bien! si on lui économisait
ça?... Ça serait toujours autant... L'autre sera toujours bien sous
terre... Et puis, qu'est-ce qui peut lui faire le plus de plaisir
là-haut? C'est de savoir qu'elle ne fait de tort à personne, la brave
fille...

--Payer... quoi? dit Mlle de Varandeuil, impatientée par les
circonlocutions du portier.

--Allez! ça ne fait rien, reprit le portier, elle vous était bien
attachée tout de même... Et puis quand elle a été bien malade, ce
n'était pas le moment... Oh! mon Dieu, il ne faut pas vous gêner... ça
ne presse pas... c'est de l'argent qu'elle devait depuis des temps...
C'est ça, tenez...

Et il tira de la poche intérieure de sa redingote un papier timbré.

--Je ne voulais pas qu'elle fît un billet... c'est elle...

Mlle de Varandeuil saisit le papier timbré et vit au bas:

Approuvé l'écriture ci-dessus,

Germinie Lacerteux.

C'était une reconnaissance de trois cents francs payables de mois en
mois par à-compte qui devaient être portés au dos du papier.

--Il n'y a rien, vous voyez, dit le portier en retournant le papier.

Mlle de Varandeuil ôta ses lunettes.--Je payerai, dit-elle.

Le portier s'inclina. Elle le regarda: il restait là.

--C'est tout, j'espère?... dit-elle d'un ton brusque.

Le portier avait recommencé à regarder fixement une feuille du
parquet.--C'est tout... si on veut...

Mlle de Varandeuil eut peur comme au moment de passer la porte derrière
laquelle elle allait voir le corps de sa bonne.

--Mais comment doit-elle tout cela?... s'écria-t-elle... Je lui donnais
de bons gages... je l'habillais presque... À quoi son argent passait-il,
hein?

--Ah! voilà, mademoiselle... Je n'aurais pas voulu vous le dire... mais
autant aujourd'hui que demain... Et puis, il vaut mieux que vous soyez
prévenue; quand on sait, on s'arrange... Il y a un compte de la
marchande de volailles... La pauvre fille doit un peu partout... elle
n'avait pas beaucoup d'ordre dans les derniers temps... La
blanchisseuse, la dernière fois, a laissé son livre... Ça va assez
haut... je ne sais plus... Il paraît qu'il y a une note chez
l'épicier... oh! une vieille note... ça remonte à des années... Il vous
apportera son livre...

--Combien l'épicier?

--Dans les deux cent cinquante.

Toutes ces révélations, tombant coup sur coup sur Mlle de Varandeuil,
lui arrachaient des exclamations sourdes. Soulevée de son oreiller, elle
restait sans paroles devant cette vie dont le voile se déchirait morceau
par morceau, dont les hontes s'éclairaient une à une.

--Oui, dans les deux cent cinquante... Il y a beaucoup de vin, à ce
qu'il dit...

--J'en ai toujours eu à la cave...

--La crémière... reprit le portier sans répondre, oh! pas grand'chose...
la crémière... soixante-quinze francs... Il y a de l'absinthe et de
l'eau-de-vie...

--Elle buvait! cria Mlle de Varandeuil qui, sur ce mot, devina tout.

Le portier ne parut pas entendre.

--Ah! voyez-vous, mademoiselle, ç'a été son malheur de connaître les
Jupillon... le jeune homme... Ce n'était pas pour elle ce qu'elle en
faisait... Et puis le chagrin... Elle s'est mise à boire... Elle
espérait l'épouser, faut vous dire... Elle lui avait arrangé une
chambre... Quand on se met dans les mobiliers, ça va vite... Elle se
détruisait, figurez-vous... J'avais beau lui dire de ne pas s'abîmer
boire comme ça... Moi, vous pensez, quand elle rentrait à des six heures
du matin, je n'allais pas vous le dire... C'est comme son enfant... Oh!
reprit le concierge au geste que fit Mlle de Varandeuil, une fière
chance qu'elle soit morte, cette petite... Ça ne fait rien, on peut dire
qu'elle a fait la noce... et une rude... Voilà pourquoi le terrain,
moi... si j'étais que vous... Elle vous a assez coûté, allez,
mademoiselle, tant qu'elle a mangé de votre salade... Et vous pouvez la
laisser où elle est... avec tout le monde...

--Ah! c'est comme ça! c'était ça! Ça volait pour des hommes! ça faisait
des dettes! Ah! elle a bien fait de crever, la chienne! Et il faut que
je paye!... Un enfant! Voyez-vous ça, la guenippe! Ah! bien oui, elle
peut pourrir où elle veut, celle-là! Vous avez bien fait, monsieur
Henri... Voler! Elle me volait! Dans le trou, parbleu! c'est bon pour
elle!... Dire que je lui laissais toutes mes clefs... je ne comptais
jamais... Mon Dieu!... Ah! oui, de la confiance... Eh bien! voilà... Je
payerai... ce n'est pas pour elle, c'est pour moi... Et moi qui donne ma
plus belle paire de draps pour l'enterrer! Ah! si j'avais su, je t'en
aurais donné du torchon de cuisine, mademoiselle comme je danse!

Et mademoiselle continua quelques minutes, jusqu'à ce que les mots
l'étouffassent et s'étranglassent dans sa gorge.




LXIX.


À la suite de cette scène, Mlle de Varandeuil resta huit jours dans son
lit, malade et furieuse, pleine d'une indignation qui lui secouait tout
le coeur, lui débordait par la bouche, lui arrachait par instants quelque
grosse injure qu'elle crachait dans un cri à la sale mémoire de sa
bonne. Nuit et jour, elle se retournait dans la même pensée de
malédiction, et ses rêves mêmes agitaient dans son lit la colère de ses
membres grêles.

Était-ce possible! Germinie! sa Germinie! Elle n'en revenait pas. Des
dettes!... un enfant!... toutes sortes de hontes! La scélérate! Elle
l'abhorrait, elle la détestait. Si elle avait vécu, elle aurait été la
dénoncer au commissaire de police. Elle eût voulu croire à l'enfer pour
la recommander aux supplices qui châtient les morts. Sa bonne, c'était
ça! Une fille qui la servait depuis vingt ans! qu'elle avait comblée!
L'ivrognerie! elle était descendue jusque-là! L'horreur qu'on a après un
mauvais rêve venait à mademoiselle, et tous les dégoûts montant de son
âme disaient: Fi! à cette morte dont la tombe avait vomi la vie et
rejeté l'ordure.

Comme elle l'avait trompée! Comme elle faisait semblant de l'aimer, la
misérable! Et pour se la montrer à elle-même plus ingrate et plus
coquine, Mlle de Varandeuil se rappelait ses tendresses, ses soins, ses
jalousies qui avaient l'air de l'adorer. Elle la revoyait se penchant
sur elle lorsqu'elle était malade. Elle repensait à ses caresses... Tout
cela mentait! Son dévouement mentait! Le bonheur de ses baisers, l'amour
de ses lèvres mentaient! Mademoiselle se disait cela, se le répétait, se
le persuadait; et pourtant, peu à peu, lentement, de ces souvenirs
remués, de ces évocations dont elle cherchait l'amertume, de la
lointaine douceur des jours passés, il se levait en elle un premier
attendrissement de miséricorde.

Elle chassait ces pensées qui laissaient tomber sa colère; mais la
rêverie les lui rapportait. Il lui revenait alors des choses auxquelles
elle n'avait pas fait attention du vivant de Germinie, de ces riens
auxquels le tombeau fait penser et que la mort éclaire. Elle avait un
vague ressouvenir de certaines étrangetés de cette fille, d'effusions
fiévreuses, d'étreintes troublées, d'agenouillements qu'on eût dit prêts
à une confession, de mouvements de lèvres au bord desquelles semblait
trembler un secret. Elle retrouvait, avec ces yeux qu'on a pour ceux qui
ne sont plus, les regards si tristes de Germinie, des gestes, des poses
qu'elle avait, ses visages de désespoir. Et elle devinait là-dessous
maintenant des blessures, des plaies, des déchirements, le tourment de
ses angoisses et de ses repentirs, les larmes de sang de ses remords,
toutes sortes de souffrances étouffées dans toute sa vie et dans toute
sa personne, une Passion de honte qui n'osait demander pardon qu'avec
son silence!

Puis elle se grondait pour avoir pensé cela et se traitait de vieille
bête. Ses instincts rigides et droits, la sévérité de conscience et la
dureté de jugement d'une vie sans faute, ce qui chez une honnête femme
fait condamner une fille, ce qui chez une sainte comme Mlle de
Varandeuil devait être sans pitié pour sa domestique, tout en elle se
révoltait contre un pardon. Au dedans d'elle une justice criait,
étouffant sa bonté: Jamais! jamais! Et elle chassait, d'un geste
implacable, le spectre infâme de Germinie.

Même par instants, pour faire plus irrévocable la damnation et
l'exécration de cette mémoire, elle la chargeait, elle l'accablait, elle
la calomniait. Elle ajoutait à l'affreuse succession de la morte. Elle
reprochait à Germinie plus encore qu'elle n'avait à lui reprocher. Elle
prêtait des crimes à la nuit de ses pensées, des désirs assassins
l'impatience de ses rêves. Elle voulait penser, elle pensait qu'elle
avait souhaité sa mort, qu'elle l'avait attendue.

Mais, à ce moment-là même, dans le plus noir de ses pensées et de ses
suppositions, une vision se levait et s'éclairait devant elle. Une image
s'approchait, qui semblait s'avancer vers son regard, une image dont
elle ne pouvait se défendre et qui traversait les mains dont elle
voulait la repousser: Mlle de Varandeuil revoyait sa bonne morte. Elle
revoyait ce visage qu'elle avait entrevu à l'amphithéâtre, ce visage
crucifié, cette tête suppliciée où étaient montés à la fois le sang et
l'agonie d'un coeur. Elle la revoyait avec cette âme que la seconde vue
du souvenir dégage des choses. Et cette tête, à mesure qu'elle lui
revenait, lui revenait avec moins d'épouvante. Elle lui apparaissait
comme se dépouillant de terreur et d'horreur. La souffrance seule y
restait, mais une souffrance d'expiation, presque de prière, la
souffrance d'un visage de morte qui voudrait pleurer... Et l'expression
de cette tête s'adoucissant toujours, mademoiselle finissait par y voir
une supplication qui l'implorait, une supplication qui, à la longue,
enveloppait sa pitié. Insensiblement, il se glissait dans ses
réflexions, des indulgences, des idées d'excuse dont elle s'étonnait
elle-même. Elle se demandait si la pauvre fille était aussi coupable que
d'autres, si elle avait choisi le mal, si la vie, les circonstances, le
malheur de son corps et de sa destinée, n'avaient pas fait d'elle la
créature qu'elle avait été, un être d'amour et de douleur... Et tout
coup elle s'arrêtait: elle allait pardonner!

Un matin, elle sauta à bas de son lit.

--Eh! vous... l'autre! cria-t-elle à sa femme de ménage, le diable soit
de votre nom! Je l'oublie toujours... Vite, mes affaires... j'ai
sortir...

--Ah! par exemple, mademoiselle... les toits, regardez donc... ils sont
tout blancs.

--Eh bien, il neige, voilà tout.

Dix minutes après, Mlle de Varandeuil disait au cocher de fiacre qu'elle
avait envoyé chercher:

--Cimetière Montmartre!




LXX.


Au loin, un mur s'allongeait, un mur de fermeture, tout droit,
continuant toujours. Le filet de neige qui lignait son chaperon lui
donnait une couleur de rouille sale. Dans son angle, à gauche, trois
arbres dépouillés dressaient sur le ciel leurs sèches branches noires.
Ils bruissaient tristement avec un son de bois mort entre-choqué par la
bise. Au-dessus de ces arbres, derrière le mur et tout contre, se
dressaient les deux bras où pendait un des derniers réverbères à l'huile
de Paris. Quelques toits tout blancs s'espaçaient çà et là; puis se
levait la montée de la butte Montmartre dont le linceul de neige était
déchiré par des coulées de terre et des taches sablonneuses. De petits
murs gris suivaient l'escarpement, surmontés de maigres arbres décharnés
dont les bouquets se violaçaient dans la brume, jusqu'à deux moulins
noirs. Le ciel était plombé, lavé des tons bleuâtres et froids de
l'encre étendue au pinceau: il avait pour lumière une éclaircie sur
Montmartre, toute jaune, de la couleur de l'eau de la Seine après les
grandes pluies. Sur ce rayon d'hiver, passaient et repassaient les ailes
d'un moulin caché, des ailes lentes, invariables dans le mouvement, et
qui semblaient tourner l'éternité.

En avant du mur, contre lequel plaquait un buisson de cyprès morts et
roussis par la gelée, s'étendait un grand terrain sur lequel
descendaient, comme deux grandes processions de deuil, deux épaisses
rangées de croix serrées, pressées, bousculées, renversées. Ces croix se
touchaient, se poussaient, se marchaient sur les talons. Elles pliaient,
tombaient, s'écrasaient en chemin. Au milieu, il y avait comme un
étouffement qui en avait fait sauter en dehors, à côté: on les
apercevait recouvertes et levant seulement, avec l'épaisseur de leur
bois, la neige sur les chemins, un peu piétinés au milieu, qui allaient
le long des deux files. Les rangs brisés ondulaient avec la fluctuation
d'une foule, le désordre et le serpentement d'une grande marche. Les
croix noires, avec leurs bras étendus, prenaient un air d'ombres et de
personnes en détresse. Ces deux colonnes débandées faisaient penser
une déroute humaine, à une armée désespérée, effarée. On eût cru voir un
épouvantable sauve-qui-peut...

Toutes les croix étaient chargées, de couronnes, de couronnes
d'immortelles, de couronnes de papier blanc à fil d'argent, de couronnes
noires à fil d'or; mais la neige les laissait voir en dessous usées, et
toutes flétries, horribles comme des souvenirs dont ne voulaient pas les
autres morts et que l'on avait ramassées pour faire un peu de toilette
aux croix avec des glanures de tombes.

Toutes les croix avaient un nom écrit en blanc; mais il y avait aussi
des noms qui n'étaient pas même écrits sur un peu de bois: une branche
d'arbre cassée, plantée en terre, avec une enveloppe de lettre ficelée
autour, c'était un tombeau qu'on pouvait voir là!

À gauche, où l'on creusait une tranchée pour une troisième rangée de
croix, la pioche d'un ouvrier rejetait en l'air de la terre noire qui
retombait sur le blanc du remblai. Un grand silence, le silence sourd de
la neige enveloppait tout, et l'on n'entendait que deux bruits, le bruit
mat de la pelletée de terre et le bruit pesant d'un pas régulier: un
vieux prêtre, qui était là à attendre, la tête dans un capuchon noir, en
camail noir, en étole noire, avec un surplis sale et jauni, essayait de
se réchauffer en battant de ses grosses galoches le pavé du grand
chemin, devant les croix.

La fosse commune, ce jour-là, c'était cela. Ce terrain, ces croix, ce
prêtre disaient: Ici dort la Mort du peuple et le Néant du pauvre.

Ô Paris! tu es le coeur du monde, tu es la grande ville humaine, la
grande ville charitable et fraternelle! Tu as des douceurs d'esprit, de
vieilles miséricordes de moeurs, des spectacles qui font l'aumône! Le
pauvre est ton citoyen comme le riche. Tes églises parlent de
Jésus-Christ; tes lois parlent d'égalité; tes journaux parlent de
progrès; tous tes gouvernements parlent du peuple; et voilà où tu jettes
ceux qui meurent à te servir, ceux qui se tuent à créer ton luxe, ceux
qui périssent du mal de tes industries, ceux qui ont sué leur vie
travailler pour toi, à te donner ton bien-être, tes plaisirs, tes
splendeurs, ceux qui ont fait ton animation, ton bruit, ceux qui ont mis
la chaîne de leurs existences dans ta durée de capitale, ceux qui ont
été la foule de tes rues et le peuple de ta grandeur! Chacun de tes
cimetières a un pareil coin honteux, caché contre un bout de mur, où tu
te dépêches de les enfouir, et où tu leur jettes la terre à pelletées si
avares que l'on voit passer les pieds de leurs bières! On dirait que ta
charité s'arrête à leur dernier soupir, que ton seul _gratis_ est le lit
où l'on souffre, et que, passé l'hôpital, toi si énorme et si superbe,
tu n'as plus de place pour ces gens-là! Tu les entasses, tu les presses,
tu les mêles dans la mort, comme il y a cent ans, sous les draps de tes
Hôtels-Dieu, tu les mêlais dans l'agonie! Encore hier, n'avais-tu pas
seulement ce prêtre en faction pour jeter un peu d'eau bénite banale
tout venant: pas la moindre prière! Cette décence même manquait: Dieu ne
se dérangeait pas! Mais ce que ce prêtre bénit, c'est toujours la même
chose: un trou où le sapin se cogne, où les morts ne sont pas chez eux!
La corruption y est commune; personne n'a la sienne, chacun a celle de
tous: c'est la promiscuité du ver! Dans le sol dévorant, un Montfaucon
se hâte pour les Catacombes... Car les morts n'ont pas plus ici le temps
que l'espace pour pourrir: on leur reprend la terre, avant que la terre
n'ait fini! avant que leurs os n'aient une couleur et comme une
ancienneté de pierre, avant que les années n'aient effacé sur eux un
reste d'humanité et la mémoire d'un corps! Le déblai se fait, quand
cette terre est encore eux, et qu'ils sont ce terreau humide où la bêche
enfonce... La terre qu'on leur prête? Mais elle n'enferme pas seulement
l'odeur de la mort! L'été, le vent qui passe sur cette voirie humaine
peine enterrée, en emporte, sur la ville des vivants, le miasme impie.
Aux jours brûlants d'août, les gardiens empêchent d'aller jusque-là: il
y a des mouches qui ont le poison des charniers, des mouches
charbonneuses et qui tuent!

Mademoiselle arriva là, après avoir passé le mur et la voûte qui
séparent les concessions à perpétuité des concessions à temps. Sur
l'indication d'un gardien, elle monta entre la dernière file de croix et
la tranchée nouvellement ouverte. Et là, marchant sur des couronnes
ensevelies, sur l'oubli de la neige, elle arriva à un trou,
l'ouverture de la fosse. C'était bouché avec de vieilles planches
pourries et une feuille de zinc oxydée sur laquelle un terrassier avait
jeté sa blouse bleue. La terre coulait derrière jusqu'en bas, où elle
laissait à jour trois bois de cercueil dessinés dans leur sinistre
élégance: il y en avait un grand et deux plus petits un peu derrière.
Les croix de la semaine, de l'avant-veille, de la veille, descendaient
la coulée de la terre; elles glissaient, elles enfonçaient, et, comme
emportées sur la pente d'un précipice, elles semblaient faire de grandes
enjambées.

Mademoiselle se mit à remonter ces croix, se penchant sur chacune,
épelant les dates, cherchant les noms avec ses mauvais yeux. Elle arriva
à des croix du 8 novembre: c'était la veille de la mort de Germinie,
Germinie devait être à côté. Il y avait cinq croix du 9 novembre, cinq
croix toutes serrées: Germinie n'était pas dans le tas. Mlle de
Varandeuil alla un peu plus loin, aux croix du 10, puis aux croix du 11,
puis aux croix du 12. Elle revint au 8, regarda encore partout: il n'y
avait rien, absolument rien... Germinie avait été enterrée sans une
croix! On n'avait pas même planté un morceau de bois pour la
reconnaître!

À la fin, la vieille demoiselle se laissa tomber à genoux dans la neige,
entre deux croix dont l'une portait 9 novembre et l'autre 10 novembre.
Ce qui devait rester de Germinie devait être à peu près là. Sa tombe
vague était ce terrain vague. Pour prier sur elle, il fallait prier au
petit bonheur entre deux dates,--comme si la destinée de la pauvre fille
avait voulu qu'il n'y eût, sur la terre, pas plus de place pour son
corps que pour son coeur!


FIN.





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by Edmond de Goncourt and Jules de Goncourt

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or cause to occur: (a) distribution of this or any Project Gutenberg-tm
work, (b) alteration, modification, or additions or deletions to any
Project Gutenberg-tm work, and (c) any Defect you cause.


Section  2.  Information about the Mission of Project Gutenberg-tm

Project Gutenberg-tm is synonymous with the free distribution of
electronic works in formats readable by the widest variety of computers
including obsolete, old, middle-aged and new computers.  It exists
because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from
people in all walks of life.

Volunteers and financial support to provide volunteers with the
assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's
goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will
remain freely available for generations to come.  In 2001, the Project
Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure
and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations.
To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation
and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4
and the Foundation web page at http://www.pglaf.org.


Section 3.  Information about the Project Gutenberg Literary Archive
Foundation

The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit
501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the
state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal
Revenue Service.  The Foundation's EIN or federal tax identification
number is 64-6221541.  Its 501(c)(3) letter is posted at
http://pglaf.org/fundraising.  Contributions to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent
permitted by U.S. federal laws and your state's laws.

The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S.
Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered
throughout numerous locations.  Its business office is located at
809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email
business@pglaf.org.  Email contact links and up to date contact
information can be found at the Foundation's web site and official
page at http://pglaf.org

For additional contact information:
     Dr. Gregory B. Newby
     Chief Executive and Director
     gbnewby@pglaf.org


Section 4.  Information about Donations to the Project Gutenberg
Literary Archive Foundation

Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide
spread public support and donations to carry out its mission of
increasing the number of public domain and licensed works that can be
freely distributed in machine readable form accessible by the widest
array of equipment including outdated equipment.  Many small donations
($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt
status with the IRS.

The Foundation is committed to complying with the laws regulating
charities and charitable donations in all 50 states of the United
States.  Compliance requirements are not uniform and it takes a
considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up
with these requirements.  We do not solicit donations in locations
where we have not received written confirmation of compliance.  To
SEND DONATIONS or determine the status of compliance for any
particular state visit http://pglaf.org

While we cannot and do not solicit contributions from states where we
have not met the solicitation requirements, we know of no prohibition
against accepting unsolicited donations from donors in such states who
approach us with offers to donate.

International donations are gratefully accepted, but we cannot make
any statements concerning tax treatment of donations received from
outside the United States.  U.S. laws alone swamp our small staff.

Please check the Project Gutenberg Web pages for current donation
methods and addresses.  Donations are accepted in a number of other
ways including including checks, online payments and credit card
donations.  To donate, please visit: http://pglaf.org/donate


Section 5.  General Information About Project Gutenberg-tm electronic
works.

Professor Michael S. Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm
concept of a library of electronic works that could be freely shared
with anyone.  For thirty years, he produced and distributed Project
Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support.


Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed
editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S.
unless a copyright notice is included.  Thus, we do not necessarily
keep eBooks in compliance with any particular paper edition.


Most people start at our Web site which has the main PG search facility:

     http://www.gutenberg.net

This Web site includes information about Project Gutenberg-tm,
including how to make donations to the Project Gutenberg Literary
Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to
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